Un drame se déroule dans l’accablante chaleur du mois d’août irakien. Le mécanisme qui conduit à l’agonie d’un peuple est en marche, tout juste ralenti par les frappes américaines. Pendant ce temps, l’Europe tergiverse.
La question n’est pas aujourd’hui « en quoi sommes-nous concernés ou responsables ? » mais « qu’allons-nous faire ? » Car enfin, cette Europe si prompte à s’ausculter le nombril avec fébrilité, qui, avec le courage insensé de Viviane Reding, dénonce la « sinistre mémoire des déportations pendant la Deuxième Guerre mondiale » en parlant des reconduites à la frontière des Roms, va-t-elle descendre du nuage ouaté et paisible d’où elle contemple distraitement le tumulte du monde ? Va-t-elle assumer ses convictions humanistes et lutter à la mesure de ses moyens contre la barbarie des fous de Dieu ?
On peut légitimer l’inaction avec une déconcertante facilité. Voici un florilège des excuses les plus entendues ces derniers jours : « c’est la faute des Américains et de leur politique désastreuse en Irak » ou bien « vu la situation en Libye, ça ne sert à rien, de toute façon ça va empirer et nous retomber dessus », « Y’avait qu’à aider les modérés en Syrie, on n’en serait pas là », etc. Service minimum, après avoir validé le principe de distribution d’aide humanitaire, l’Union vient de se déclarer, à la demande particulièrement insistante de la France, favorable à la livraison d’arme aux peuples kurdes. L’Union européenne a une position unifiée, jubile-t-on en haut lieu. Il n’y a pourtant pas de quoi crier à la témérité, chaque Etat membre étant de toute façon seul juge de ce qu’il voudra bien faire dans ce domaine. Ce qui irrite n’est pas cette question de prérogative nationale mais bien le manque d’initiative et la pusillanimité des institutions européennes. Car manifestement l’Europe déploie une énergie bien plus considérable à lutter contre les bactéries qui menacent les fromages de chèvre sur les marchés dominicaux que les djihadistes barbus. On peut dès lors légitimement douter de la crédibilité et du sens même de l’Union.
Voilà comment Victor Hugo, en son temps, apostrophait ses contemporains pour leur faire prendre conscience de l’horreur du réel. Ce poème est malheureusement très actuel[1. Il s’agissait des massacres perpétrés par les Ottomans sur l’île de Chio en 1822. Ils avaient été planifiés par la Sublime Porte pour frapper d’horreur les insoumis : 25 000 hommes, femmes et enfants furent tués, 45 000 autres réduits en esclavage.]:
Les turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,…
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;…
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,…
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,…
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ?
– Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.
La France n’a pas attendu l’aval de l’Union pour prendre sa décision et agir. Sans ambiguïté, elle a opté pour la poudre et des balles. Et elle ne s’en cache pas. Quelques pays, dont le Royaume-Uni, semblent prendre le même chemin. Mais l’Europe, qui rêve tant d’une destinée politique, n’a-t-elle que des réunions aussi grandiloquentes que stériles à offrir à ces enfants qui meurent ? Il est temps qu’elle accepte enfin « d’embarquer dans la galère de son temps » et de partager le fardeau de la lutte contre les barbares.
*Photo : Khalid Mohammed/AP/SIPA. AP21610123_000012.
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