Pierre Etaix est un esprit raffiné, indépendant, précis à la manière de la délicate mécanique de son rire. Artiste multiple – Wikipedia le définit comme « réalisateur, acteur, clown, dessinateur et dramaturge français », il revisite le slapstick, genre d’humour créé par Max Linder et d’illustres américains, au début du siècle dernier. Considérant « l’immense édifice de [leur] souvenir », il éprouve une humilité non feinte, mais il est digne de ses maîtres. Après une rude bataille, il a retrouvé les droits d’exploitation de ses films, qui sont des œuvres de chevet. Rencontre avec un immense créateur doublé d’un enchanteur ironique et sans illusion.
Causeur remercie Odile Etaix, sa femme, et les éditions Séguier, qui publient un livre magnifiquement illustré : C’est ça Pierre Etaix, par Odile Etaix et Marc Etaix, fils de Pierre.
Causeur. Vous paraissez toujours étonné par l’admiration qu’on vous témoigne.
Pierre Etaix. Non, au contraire, je suis toujours très touché par cette admiration. Elle me prouve qu’il y a eu « résonance » avec le spectateur. Quand une idée me séduit, j’y travaille longuement – car il faut du temps pour mettre au point une scène, or le temps est ce qui fait le plus cruellement défaut aujourd’hui –, mais j’ignore quel effet, plus ou moins durable, elle produira. Et voilà qu’un inconnu m’assure qu’elle a atteint son objet, alors, je reçois cela comme un cadeau, bien sûr, mais pas plus ! L’humilité est la chose la plus importante quand on veut créer : on peut avoir de l’orgueil pour la création, pour l’acte de créer, mais nullement à l’égard de sa propre création. Je me croyais voué à la musique, je me suis vite rendu compte que j’y serais ridicule. Même chose pour la peinture !
Pourtant, de l’avis de tous ceux qui les ont vues, vos peintures sont dignes d’éloges ! Vous avez un don évident pour le dessin, vous êtes un graphiste très doué…
Un don ne vous appartient pas vraiment.
Il n’appartient pas non plus au voisin !
Peu importe, l’essentiel est ailleurs ! Ce que j’ai fait représente si peu ! Voyez mes maîtres dans l’art cinématographique, et dans le genre qui est le mien : Charlie Chaplin, Buster Keaton, Laurel et Hardy… Je ne suis même pas sous leur semelle ! Si on les replace dans leur époque, alors, on est ébloui par leur apport ; quant à moi, je me suis contenté de mettre mes pas dans leurs grandes traces, de poursuivre dans la direction qu’ils m’indiquaient, avec mes pauvres moyens.
Bien, je ne vous convaincrai pas… Venons-en à votre parcours. Vous n’êtes pas issu d’une famille du cirque, pourtant vous y avez été coopté, en quelque sorte.
J’avais une irrésistible volonté d’être clown au cirque. Ma première tentation artistique, que j’éprouve toujours avec la même force, a été la comédie clownesque, issue de la commedia dell’arte. Puis j’ai rencontré Housch Ma Housch, illustre représentant de cet art, qui avait été engagé par le Lido de Paris. Cette rencontre avec cet homme me fut un bonheur. Il s’intéressait à mon travail et m’a emmené à Moscou. Il avait reçu une solide formation à l’école du cirque de Kiev, mais on ne lui avait pas appris à être drôle, il n’y a pas d’école pour cela.
Existe-t-il une « nature » clownesque ?
On la porte en soi, mais d’où vient-elle ? L’hérédité nous l’a peut-être transmise, ou autre chose. Je crois qu’il s’agit d’un héritage sentimental : il éveille immédiatement une émotion, et nous réagissons comme il convient. Mon père me parlait de son admiration pour Buster Keaton. Je lui opposais Charlie Chaplin, il répondait : « Chaplin est grand, mais Buster Keaton… ! »
Naguère, qui aimait Buster dédaignait Charlie !
Chaplin s’adresse à l’humanité entière. Sa manière n’est pas toujours de « bon goût » mais peu importe, ce qu’il montre est universel. Keaton ne joue pas dans le même registre. Aujourd’hui, mon admiration pour les deux est totale. Le père de Keaton lui a enseigné l’acrobatie, il l’a soumis à des exercices diaboliquement difficiles. Sa capacité à se déformer lui avait valu le surnom de « serpillère », qui n’avait aucune connotation morale. On le jetait littéralement dans le public, il se relevait de toutes les chutes, reprenait son apparence : c’est l’apprentissage du cirque.
Buster Keaton pratiquait ce qu’on nomme le « slapstick », terme difficilement traduisible : il fait surgir le comique de situations conflictuelles où dominent la brusquerie physique, la violence ou la maladresse, réglées comme une mécanique d’horlogerie. Il a toujours eu des admirateurs en France, alors qu’il est oublié en Amérique. Chaplin, lui, avait un contentieux avec l’Amérique.
Surtout, Chaplin était son propre producteur. Il avait d’ailleurs conseillé à Keaton de se dégager de l’emprise des sociétés de production, mais Keaton était alors en proie à une sévère dépression, provoquée par une déception sentimentale, il buvait, il n’a pas suivi le conseil. Chaplin, hanté par son enfance misérable, a toujours été lucide et prévoyant, alors que Keaton, malgré son rude apprentissage du métier de la scène, a bénéficié d’une enfance plutôt heureuse. [access capability= »lire_inedits »]
Vous avez failli travailler avec lui sur une nouvelle version des Fiancées en folie.
Un jour, je reçois une lettre de Raymond Rauer, le distributeur de ses films, qui m’informe que Keaton, qui avait visionné Rupture, je crois, en Allemagne, voudrait que nous travaillions ensemble sur le scénario. J’ai cru que le sol s’ouvrait sous mes pieds !
Il avait donc aimé votre film.
Aimé, je ne sais pas ! Le slapstick, à l’époque, n’avait plus cours. Il a peut-être pensé que mon travail correspondait à son esprit. Il est hélas décédé peu de temps après.
C’est par Jacques Tati que vous accédez au cinéma. Vos rapports avec Tati ont été compliqués, pour le moins. Il vous prend à ses côtés, alors qu’il prépare et réalise Mon Oncle, afin que vous lui fournissiez des idées de gag.
Jacques Tati m’a donné ma chance, et je lui en suis reconnaissant. Je n’avais aucune entrée dans le cinéma, il m’a ouvert la porte, puis l’a refermée. Un jour, il me fit le curieux récit d’un séjour à Los Angeles, qu’il avait effectué vers 1955, que j’ai trouvé trop détaché pour refléter sa vraie pensée (imitant à la perfection les voix, Pierre Etaix prend celle de Tati) : « On a voulu me conduire à une maison de retraite, où se trouvaient Stan Laurel, Buster Keaton, Harold Lloyd et Mack Sennett. J’ai demandé à les voir à l’extérieur. » Même sur le coup, cela m’a paru étonnant, car, s’il est vrai que Stan Laurel ne pouvait déjà plus marcher, ni lui ni les autres ne vivaient alors dans une maison de retraite. Bon, moi, je le regarde, ébahi ! Comment les avait-il trouvés ? Et il me répond : « Ils sont vieux ! » Ces mots m’ont glacé. Il voulait signifier que son temps était venu. Tati possédait un immense talent, il a pu s’imaginer que son génie se substituait à tous ceux qui l’avaient précédé, qu’il les reléguait aux oubliettes… Après Mon Oncle, je l’ai quitté, car j’avais fait la connaissance du clown Nino Fabri. Tati m’en a voulu, il appréciait ma présence, même critique. Il espérait peut-être que j’allais demeurer à ses côtés. Qu’importe ! Ensuite, j’ai réalisé mon premier film, j’ai suivi ma route. Bien plus tard, je me suis rendu au chevet de sa fille, avec qui je m’entendais très bien, et qui a admirablement servi sa mémoire : elle était à l’hôpital, elle agonisait. Je l’avais connue petite fille… J’étais accablé.
Après Tati, vous délaissez le cinéma au profit du cirque.
Je réponds à ma vocation fondamentale : la comédie clownesque. Je suis retourné vers le cinéma, peu après et par hasard. J’avais une idée que je ne parvenais à exploiter dans aucun numéro, une histoire de lettre de rupture.
Ainsi est né votre premier court-métrage, Rupture, écrit, comme le seront nombre de vos films, avec votre ami de longue date Jean-Claude Carrière.
Jean-Claude est un précieux ami, en effet, et il sait tout sur tout. Il n’y est pour rien, mais Rupture reste un film d’une pauvreté exemplaire, réalisé d’ailleurs avec des moyens d’une pauvreté exemplaire !
Je l’ai revu récemment, et les derniers instants de cet homme accablé par le chagrin, dont l’univers immédiat se « rompt » au fur et à mesure, se désintègre, sont d’un pathétique hilarant ! Rupture est un bijou !
La fin est bâclée…Heureux Anniversaire est bien mieux conçu et réalisé. Vous comprenez, le genre auquel je suis attaché, au cinéma, demande des moyens confortables, or je ne les ai jamais eus, sauf pour Yoyo. Mon principal producteur était un paysan des Vosges très près de ses sous !
Dans votre œuvre, un film, Pays de cocagne, fait figure d’exception. Il a dérouté vos admirateurs, choqué les autres, la critique l’a attaqué au lance-flammes. Il faut dire que la réalité sociale qu’il révèle est assez rude.
Ah ! ça, oui ! Seul Jean-Louis Bory lui a été favorable. Ce film a une histoire, très douloureuse. Je venais d’épouser Annie Fratellini, qu’Europe 1 avait invitée à se produire sur son « podium d’été ». Il y a avait une sorte de radio-crochet, une atmosphère de foire permanente, animée entre autres par Maurice Biraud. Autour de moi, je voyais une réalité dégradante, des gens méprisés. Une voiture, conduite par un type ivre, avait même causé un grave accident dans la foule. Tout cela m’a troublé, et m’a fourni l’aliment d’un documentaire. J’ai filmé les campings surpeuplés, la publicité envahissante, les comportements des uns et des autres. À la fin, je disposais de 40 000 mètres de pellicule ! J’ai gardé au montage ce que je croyais essentiel. Je l’ai montré à l’organisateur du podium d’Europe 1. Sa réaction a été violente : « Votre film ne sortira jamais ! » Francis Blanche, pour qui j’ai organisé une projection privée, m’a prévenu : « Vous signez votre arrêt de mort. » On n’a pas pu interdire la diffusion de Pays de cocagne, mais on a soudoyé la presse. Et ce fut l’hallali, suivi d’un échec retentissant, parfaitement orchestré. J’ai payé très cher mon audace, je n’ai plus trouvé de producteur, et je me suis retrouvé sur la paille.
L’un des ressorts de votre vis comica n’est-il pas une certaine mélancolie et un zeste de cruauté dans l’observation des choses et des êtres ?
Il n’existe pas de situation naturellement comique. C’est la dérision du tragique qui produit du comique, l’irruption de l’échec dans le sérieux. J’ai créé un numéro de music-hall à partir d’une idée qui m’avait traversé l’esprit pendant un récital de Jacques Brel, aux Trois Baudets. Il jouait de la guitare, debout, le pied posé sur le barreau d’une chaise placée devant lui. Je n’appréciais guère Brel, j’ai imaginé que le barreau se brisait : c’est cela le comique de l’échec, qui m’a valu un beau succès.
Certaines vies se signalent par une sorte d’ironie de l’échec : je pense à Orson Welles cherchant désespérément, jusqu’à la fin, un producteur.
Je me souviens d’une soirée avec Welles, du genre de celle des César, animée par Jacques Martin. Ce fut navrant : Annie Cordy y avait un sketch où elle imitait Charlot… Pendant les répétitions, Martin indique à Welles la place qu’il devait gagner. Welles s’exécute obligeamment. Au bout de quelques minutes, rien ne se passant, il s’en éloigne. Jacques Martin le hèle : « Je vous ai dit là ! » Welles se retourne, livide, l’œil immense : « J’avais compris ! » Je me souviendrai toujours de sa physionomie. Il y avait quelque chose de terrible dans cette scène. L’homme de tant de chefs-d’œuvre cinématographiques réprimandé par un animateur de télévision !
Vous admirez Dubout, Saul Steinberg, vous avez bien connu Chaval.
Un homme unique, d’une tristesse et d’une drôlerie ! Il a vécu l’enfer d’une situation amoureuse absolument inextricable. Il était marié à Anny Fourtina, une artiste peintre remarquable, qui a sacrifié sa carrière pour lui. Tous deux étaient liés à un couple, dont le mari était également peintre. Un jour, cet homme abandonne le domicile conjugal. Anny voyant le désespoir de l’épouse délaissée, la reçoit chaque jour à son domicile, et, chaque soir, Chaval la raccompagne au métro Porte-d’Orléans. Jusqu’à ce que… Il me rapporte les faits de cette manière (Pierre Etaix prend l’accent bordelais de Chaval) : « Nous allions nous dire au revoir ; je ne sais si c’est venu d’elle ou de moi, toujours est-il que nos lèvres ont glissé, nous nous sommes embrassés sur la bouche ! Eh bien, quand je suis rentré, j’ai dit à ma femme : “Excuse-moi, je ne t’aime plus !”. » Après cela, il n’a plus connu la paix. Sa maîtresse lui faisait constamment des scènes, et sa femme s’est suicidée. Je n’ai malheureusement pas revu Chaval avant son propre suicide. Sa mère m’a raconté qu’elle connaissait son intention mais, le voyant si malheureux, elle n’a rien fait pour s’opposer à son projet. Elle m’a également décrit son dernier dessin : un chapeau de gendarme en papier journal, sous lequel se trouvaient deux chimpanzés, lui et Anny Fourtina !
Ce suicide et la fin mélancolique de Georges Méliès illustrent votre conviction, selon laquelle la vis comica se fonde sur le chagrin du monde.
Méliès invente le septième art. Il montait ses films, et lorsque, par hasard, une coupe malheureuse transforma un tramway en corbillard, il découvrit l’art cinématographique et ses ressources. Il brilla en son temps, mais, ruiné, il finit vendeur de jouets dans une cabane en bois de la gare Montparnasse, sans amertume. Privé du spectacle du malheur, celui du rire perdrait de sa force. Peut-être se couperait-il même de sa source d’inspiration. [/access]
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