Pour rencontrer Édouard Limonov, il faut trouver la bonne entrée d’un immeuble gris de style soviétique, sur Leninski Prospect, à Moscou. Puis attendre devant une porte que l’un de ses gardes du corps vienne vous ouvrir et vous conduise jusqu’à son chef. Celui-ci ouvre une porte lourdement cadenassée. Les cheveux blancs en brosse, une barbiche à la Lénine, l’écrivain reçoit dans un bureau au mobilier spartiate. Dans une bibliothèque, on aperçoit Las Vegas Parano, de Hunter S. Thompson et Les Fleurs du mal. Quelques photos sont accrochées aux murs, dont une, en noir et blanc, avec le chef serbe Radovan Karadzic.
Au-dessus de son bureau, une autre photo, en couleurs, le montre en treillis, attablé avec des soldats russes : « C’était en 1997, au Tadjikistan,près de la frontière avec l’Afghanistan… »
Causeur. Depuis le succès en librairie du Limonov d’Emmanuel Carrère (P.O.L, 2011), vous êtes devenu la coqueluche d’une bourgeoisie littéraire en mal de figure subversive. Que vous inspire cet étrange engouement ? On est loin du national-bolchévisme…
Édouard Limonov. Tout ça me fait rigoler, j’ai l’impression de vivre une gloire posthume ! Je vois bien que le livre de Carrère m’a soudain rendu fréquentable. Mais si les Français me pardonnent aujourd’hui mon côté sulfureux après m’avoir voué aux gémonies, c’est seulement parce que j’appartiens au passé, et que je suis un étranger. Je viens d’un autre monde, englouti, je ne suis donc pas dangereux pour eux. Le fait est que beaucoup de Français voudraient vivre la même chose que moi ou l’écrire, mais qu’ils n’osent pas. En lisant justement la chronique de Patrick Besson prenant la défense de Frédéric Taddeï, violemment attaqué pour sa liberté d’esprit, j’ai eu l’impression que le débat était toujours plus verrouillé en France.[access capability= »lire_inedits »]
Besson et Taddeï, deux anciens de L’Idiot international, comme vous. Êtes-vo us fier d’avoir contribué à l’aventure de L’Idiot international ?
C’est drôle, quand je pense à l’histoire de L’Idiot international, tous les copains qui y écrivaient sont devenus célèbres : Houellebecq, Dantzig ou Nabe. Je me souviens aussi de Philippe Muray, que j’ai seulement croisé, et je suis triste d’apprendre qu’il est mort. Mais j’étais surtout ami avec Patrick Besson. Je me souviens de cette fois où j’avais reçu un à-valoir de 120 000 francs chez Flammarion pour un petit livre, quelque chose d’incroyable pour moi, j’avais l’impression d’être payé 1 000 francs la page et je me prenais pour Dostoïevski ou Balzac. Mais soudain, alors que mon livre était prêt à paraître, Nabe publie une diatribe sodomique contre Françoise Verny, mon éditrice. J’étais furieux contre lui ! C’est heureusement Patrick Besson qui nous a réconciliés, même si c’est resté mon premier et dernier livre publié chez Flammarion, parce que j’ai dû choisir entre Flammarion et ses à-valoir gigantesques et la fidélité à L’Idiot. J’ai choisi L’Idiot et j’en suis finalement très fier. Au-delà de ces anecdotes, L’Idiot, c’était surtout Jean-Edern Hallier, ce très grand écrivain que ses contemporains n’ont pas reconnu. Mais la postérité s’en charge à leur place. Je me souviens encore de lui, quand il m’appelait à 6 heures du matin alors que nous habitions, lui place des Vosges et moi rue de Turenne, c’est-à-dire tout près. Il m’ordonnait sèchement : « Limonov ! Viens ! » On se retrouvait alors dans un bar de la rue Saint-Antoine, où il était déjà – ou encore – à la vodka. Le jour n’était même pas levé.
Êtes-vous nostalgique de cette période ?
Je ne suis jamais nostalgique. Après ça, j’ai tourné la page pour m’engager au côté des Serbes dans les Balkans. Cette époque parisienne m’apparaît comme un bon vieux temps, certes, mais définitivement mort. Pourtant, si je voyais rentrer Patrick Besson maintenant, je crois que je le serrerais dans mes bras.
Outre votre engagement avec les Serbes, votre réputation sulfureuse tient aussi à votre amitié avec Jean- Marie Le Pen. Vous assumez ?
Jean-Marie Le Pen était un homme très sympathique, que j’ai croisé régulièrement. Je me souviens notamment de ce jour, dans sa villa de Montretout, où il m’a présenté ses trois filles, parmi lesquelles Marine. D’ailleurs, j’avais offert un livre à Le Pen, on le voit sur une photo à mon côté, où il tient ce livre entre les mains. Une autre fois, je lui ai présenté Vladimir Jirinovski. Peut-être peut-on dire en effet que je suis un peu nostalgique de cette période.
En parlant de Jirinovski, v us êtes maintenant dans des camps opposés, mais êtes-vous toujours amis ?
Oui, il arrive qu’on se croise encore. On se connaît très bien, même s’il est maintenant du côté du pouvoir. À l’époque, il était très radical, mais il a été perdu par son amour du bon vin et de la bonne chère. Le secret, c’est qu’il a vieilli et qu’il est mécontent de son destin : lui qui rêvait d’être président, il finit sous le joug de Poutine. Mais quand je l’ai rencontré en 1992, c’était autre chose : il habitait un appartement aux vitres cassées dans lequel on se promenait en manteau pour résister au froid. J’ai même été ministre de l’Intérieur dans son shadow cabinet…
Jirinovski a donc préféré sortir de l’opposition, alors que vous vous y complaisez. D’ailleurs, pourquoi manifestez-vous tous les 31 du mois ?
C’est devenu une tradition de manifester tous les deux mois, pour exiger le respect de l’article 31 de la Constitution, article qui garantit précisément le droit de manifester pacifiquement. Et depuis quatre ans que nous luttons pour faire respecter ces libertés que le pouvoir ignore, nous nous heurtons à sa répression.
Quel type de répression ?
Généralement, nous sommes arrêtés et jetés sous les verrous pour des périodes aléatoires, qui peuvent durer jusqu’à quinze jours. Parfois nous sommes condamnés à payer des amendes, 15 000 roubles [375 euros] pour moi en janvier par exemple. Cela ne paraît pas gigantesque, mais l’effet cumulé est très pervers : aujourd’hui, je suis interdit de sortie du territoire russe parce que je suis redevable de 600 000 roubles [13 800 euros]. Et je ne vous parle pas de mes biens confisqués un nombre incalculable de fois.
Avec toutes ces entraves, est-il encore possible de faire de la politique en Russ ie aujourd’hui ? On a l’impression que vos manifestations sont du spectacle. Quel est votre programme politique ? En avez-vous un ?
C’est très simple, nous nous battons pour la tenue d’élections libres, que nous serions certains de remporter si elles avaient lieu. Mais nous vivons dans un État policier, qui persécute nos militants. Nous avons essayé de faire enregistrer le Parti national-bolchevique (PNB ou nazbols) puis L’Autre Russie, qui lui a succédé. Cinq fois, cela nous a été refusé, sous des prétextes kafkaïens, pour nous empêcher de participer aux élections. Ce pouvoir ne dit jamais la vérité, c’est notre héritage byzantin. Dans le fond, nous sommes populistes, en ce sens que nous voulons répondre aux attentes du peuple. Et ce peuple, à 90 %, désire revenir sur les privatisations : il veut renverser entièrement ce système et se débarrasser des oligarques. Ensuite, nous réclamons l’indépendance de la Russie. Mais pas sur des bases de séparatisme ethnique. Nous sommes en fait dans un état d’esprit soviétique.
Quelles seraient les premières mesures que vous prendriez si vous arriviez au pouvoir demain ?
La première chose que je ferais serait de changer tous les juges des Cours suprême et constitutionnelle. Aujourd’hui, nous sommes totalement soumis à leur arbitraire. Il faut les remplacer par des activistes des Droits de l’homme ou des avocats honnêtes et professionnels, qui ne manquent pas en Russie. Moi au pouvoir, des élections seraient immédiatement organisées pour élire ces représentants.
Les démocraties occidentales sont un modèle pour vous… Cela nous avait échappé en vous lisant !
Le problème du mot « démocratie », c’est qu’il est usé. Nous, nous sommes pour la séparation des pouvoirs, l’indépendance des médias et de la Justice. C’est-à-dire une Justice libre, sans obligation aucune vis-à-vis de l’État. Je suis certain que nous pouvons atteindre ces objectifs. À l’époque des nazbols, l’un de nos slogans préférés était : « Nous pouvons réussir là où Lénine a réussi ! »
Vous admirez le régime bolchévique, mais êtes-vous marxiste-léniniste ?
Non, je suis socialiste, sans être marxiste. Mon régime idéal, c’est plutôt une application de l’anarchisme de Bakounine et de Proudhon, en fait de tous les penseurs socialistes pré-marxistes. Mais au-delà des grandes idées, il ne faut pas oublier que le Parti, ce sont essentiellement des militants : des hommes et des femmes vivants, des ouvrières, des académiciens ou des fils de famille. Cette diversité inouïe est une réalité que je constate à chacun de nos nouveaux procès, quand j’entends les juges énumérer les professions de nos militants condamnés à la prison ou aux camps de travail. Et face à nous, je vois 2 000 familles possédant chacune plus de 100 millions de dollars, je vois les 131 milliardaires russes officiellement recensés. Dans une telle situation, le recours au socialisme ne se discute pas.
Vous vous réclamez des grands penseurs de l’anarchie. Et parmi les grands personnages historiques, lequel vous inspire ?
Personne. Ma pensée profonde est qu’il faut seulement suivre son destin. Sans fausse modestie, je peux affirmer que je réfléchis moins que nécessaire. Je me fie à mon très bon instinct politique, et tout va bien. Je ne me préoccupe pas des comparaisons historiques, Emmanuel Carrère le fait pour moi. Mais ceux qui comptent principalement pour moi, ce sont les grands du xxe siècle, comme Trotski, cet immense organisateur.
Dans l’un de vos livres, vous vous c mparez pourtant à César… Ah, ah ! Je ne me prends pas pour César, sauf dans ce sens : il faut être son propre maître à penser, et pour cela il faut agir. César, quand il écrit La Guerre des Gaules, parle de ce qu’il a fait et de ce qu’il a vu. Moi, je suis pareil : je pense à ce que je vais faire, après je passe à l’action et enfin j’écris sur ce que j’ai fait.
Et votre avis sur Staline ?
Par principe, je refuse de répondre à cette question parce qu’en Russie, on lui compare trop souvent les hommes politiques pour les discréditer. C’était un tyran, on le sait, mais qui a réussi, parce qu’il a eu la chance d’être l’un des chefs victorieux de 1945. Je sais qu’à Paris, j’irritais souvent les Français avec mes remarques sur Staline : mais vous-mêmes, vous avez eu Napoléon, qui a fait périr 1 million de Français dans ses guerres, après tout. Et je me souviens, moi, de tous ces chefs militaires du XXe siècle qui ont pris le pouvoir en uniforme et dont on ne parle pas, Eisenhower, de Gaulle, qui a quand même fait un coup d’État latino- américain en 1958, et tous les autres maréchaux. On reproche à Staline d’avoir tué en masse, mais la question du jour n’est pas du tout celle-là. Pourquoi tuer, en effet ? C’est démodé de tuer. Si l’on est pragmatique, il vaut mieux mentir, comme Poutine.
C’est peut-être pour cela que vous traitiez Soljenitsyne de « vieux con » lorsque l’Occident l’adulait pour s’être attaqué au mensonge soviétique ? Av ez-vous changé d’avis ? Je pense toujours que Soljenitsyne a été utilisé par l’Occident contre l’URSS, pour détruire le communisme, ce qui est très grave. Mais je reviens quand même en partie sur ce que j’ai dit : je considère que Soljenitsyne était un écrivain très important, l’un des derniers grands panslaves. Malheureusement pour lui, il est arrivé trop tard. Quand il est mort, l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie étaient définitivement séparées. J’ai compris moi-même que le panslavisme était une illusion pendant les guerres de Yougoslavie où les Serbes et les Croates, qui ont à peu près douze mots de vocabulaire différents, se massacraient les uns les autres. C’est seulement une idée du XIXe siècle.
Pourtant, beaucoup de vos compatriotes semblent revenir aux idées du XIXe siècle : panslavisme, traditionalisme religieux… La Russie, c’est aussi l’orthodoxie : selon vous, faut-il s’en débarrasser ?
Non, c’est une tradition russe. Mais nous avons le même problème qu’en Europe : les églises sont vides. Plus personne ne croit aux cérémonies, et les édifices religieux sont remplis seulement à Pâques. Il est très difficile de trouver des gens en Russie qui croient vraiment en Dieu. Le peuple croyait seulement à la liturgie, mais il a oublié.
Pourtant, vous qui avez été clochard à New York et écrivain désargenté à Paris, vous avez pu observer les failles du rêve occidental. On nous disait que les églises allaient se vider et les caddies se remplir. Or, pendant que les caddies se vident, la pauvreté explose en Europe. Comment interprétez-vous la crise économique que traverse notre continent ?
La crise européenne exprime une crise de civilisation générale : la fin du progrès menace toute l’humanité. Aujourd’hui, les ressources de la Terre ne sont plus suffisantes pour satisfaire la frénésie de consommation des 7 milliards d’êtres humains. Et l’Europe devient une bouée de sauvetage pour les damnés de la terre, comme ce pauvre vieux Le Pen l’avait vu, lui qui parlait avant tout le monde, mais si maladroitement, du problème de l’immigration.
Si le problème fondamental est l’épuisement des ressources, préconisez-vous la décroissance ?
Absolument. J’ai répété de nombreuses fois dans la presse russe qu’il fallait arrêter le progrès !
Cela n’empêche pas certains peuples de croire encore au progrès, notamment dans le monde arabe, où une vague démocratique a renversé des régimes despotiques que l’on croyait inamovibles. Quel regard portez-vous sur les différents « printemps arabes » ?
Je ne veux pas globaliser. Il faut distinguer l’Égypte et la Tunisie d’une part, où les révolutions ont été accomplies par le peuple, et la Libye et la Syrie d’autre part, où les révoltes ont été provoquées. Il s’agit, dans le second cas, de guerres fomentées ou soutenues par les pétro-monarchies, les États-Unis et l’Europe. Ce n’est pas un hasard si cette guerre à mort est livrée contre les derniers États socialistes. En Libye, le régime de Kadhafi était socialiste, en Syrie comme en Irak, c’était le parti Baas, et je ne peux pas ne pas penser à la Yougoslavie. Les États-Unis sont un pays à la pensée politique très primitive : ils ont commencé par lutter contre le communisme et veulent maintenant exterminer le reste. Je trouve ignoble cette appellation d’« Axe du Mal » qui permet d’englober tous leurs ennemis. Dans ce contexte, ne nous étonnons pas que l’islam devienne le drapeau des parias et des humiliés.
Pensez-vous que l’islamisme est aujourd’hui une menace sérieuse, y compris en Russie ?
C’est un vrai danger, mais ici la situation est particulière. Moi-même, je suis respecté par les musulmans du pays, parce que je soutiens l’idée d’un nouveau fédéralisme : donner à certaines régions de la Russie la possibilité de vivre selon la charia. Il faut peut-être préciser le contexte de la Russie : nous avons deux islams, le vieil islam tatar qui n’est pas extrémiste, et la tradition islamique d’Asie centrale, laquelle n’est pas agressive. Il y a encore la situation du Caucase où l’islam est utilisé par les nationalistes locaux pour parvenir à leurs fins.
Vous parlez d’autoriser la charia, mais si demain, à Moscou même, on voulait l’appliquer ?
Pour l’instant, je ne suis pas le chef de l’État, je laisse ce problème à Poutine ! Officiellement, il y a 2 millions de musulmans à Moscou, mais en réalité ils sont beaucoup plus nombreux. Je pense qu’ils sont 6 millions. Nous avons une frontière ouverte avec l’Asie centrale : 2 ou 6 millions, qu’est-ce que c’est pour ces peuples indénombrables ? Les Kirghizes, les Ouzbeks viennent en masse chercher du travail à Moscou, et l’on peut voir dans le quartier des vieilles mosquées des dizaines de milliers de musulmans en train de prier dans la rue. Ça monte parfois jusqu’à 50 000 personnes. Il faut voir les vidéos, c’est impressionnant.
En quoi cela vous pose-t-il un problème ?
Pour l’instant, c’est un islam très modéré, mais le jour où l’islam salafiste du Caucase va se réveiller, ce sera une autre paire de manches. Aujourd’hui, ça commence à bouger : il y a une dizaine de mosquées où les prédicateurs salafistes ont de l’influence, et les jeunes Tatars sont en train de s’islamiser.
Pour conclure sur une note plus personnelle, le livre de Carrère, Limonov, vient d’être traduit en russe. Cela change-t-il quelque chose pour vous ?
Pour l’instant, non. Je suis déjà très connu ici pour mes activités politiques et le peuple n’a peut-être pas besoin de ce livre pour me juger. Cela dit, alors que j’ai essayé toute ma vie de faire un mythe de moi-même, je crois que c’est Carrère qui y a le mieux réussi. Ça me rappelle Régis Debray : quand je suis arrivé à Paris, j’étais impressionné par son personnage, par son passé d’ancien guérillero, et j’ai découvert un universitaire terne, qui portait un costume gris. J’ai été déçu, il était tellement banal. Mais de même que sans lui, Che Guevara serait resté un obscur chef de guérilla, inversement, Debray sans le Che ne serait personne. C’est un peu le pacte qu’il y a entre Carrère et moi. [/access]
*Photo : Alexander Zemlianichenko/AP/SIPA. AP21269934_000002.
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