Nous nous sommes focalisés sur Gaza (et il y avait de quoi). Nous essayons de suivre ce qui se passe en Syrie et en Irak, et nous le suivons avec stupeur, parce que, ce que nous voyons à l’œuvre là-bas, c’est quelque chose qui n’on n’avait pas revu depuis le génocide arménien de 1915. — Mais qu’est-ce qui se passe en Ukraine ?
J’essaie de comprendre, j’essaie de lire les sources les plus différentes, en russe, en anglais ou en français, et je ne comprends rien. Et c’est le fait que je ne comprenne rien qui me frappe.
Et d’abord, les chiffres. On parle de plus de 700 000 réfugiés, rien qu’en Russie. Je ne me rends pas bien compte de ce que c’est, 700.000, en vrai. Plus de trois fois la population de Rennes. On dit qu’à Donetsk, il n’y a plus ni eau ni électricité — pour une ville d’environ un million d’habitants, dont plus de la moitié se serait enfuie. — Oui, j’emploie le conditionnel, et je me dis : mais c’est invraisemblable que j’emploie le conditionnel. En vrai, où ils sont, les gens ? Et ça se passe à deux heures en avion de chez nous.
Et puis, cette haine. Des deux côtés. Je ne sais plus quel ministre ukrainien (il faut que je retrouve) parle de la « rousskaïa i pro-rousskaïa mraz’ »… « Mraz’ », c’est un mot terrifiant : l’adjectif « omerzitel’ny » signifie « répugnant », « dégueulasse », tant du point de vue physique que moral. « Mraz’ », c’est le substantif de ça. Je ne trouve même pas de mot en français pour le dire : la « saloperie » (non, le mot est beaucoup plus fort en russe) russe et pro-russe… Mais jamais les Russes et les Ukrainiens n’avaient employé un tel vocabulaire les uns envers les autres. Jamais. Et les Russes, évidemment, ne sont pas en reste. — Et pire encore : vous lisez les articles, ultra-patriotiques, de la presse officielle, vous lisez des appels d’écrivains, vous comprenez que vous êtes revenus au vocabulaire du stalinisme le plus pur. Ou, à vrai dire, non, pas le vocabulaire du stalinisme. Ce qui me frappe dans la presse russe actuelle, — ce que je lis sur internet, — c’est que le ton est celui du tsarisme, et celui du règne de Nicolas Ier : celui du moment où la Russie était le « gendarme de l’Europe », contre les révolutions de 1848.
Nous sommes réellement revenus au principe d’Ouvarov, qui définissait l’Empire russe en 1835 : « orthodoxie, autocratie, principe national »… Des flots de haine nationaliste se déversent sur les gens. Les Russes n’entendent que ça : ils sont assiégés par des fascistes, lesquels fascistes sont soutenus par les USA et l’Europe.
De l’autre côté, la haine aussi. Et quand on regarde les volontaires ukrainiens (je ne parle pas de l’armée régulière), combien d’entre eux défilent avec les drapeaux de Svoboda ou du « Secteur Droit », c’est-à-dire sous des drapeaux néo-nazis — au sens le plus précis du terme ?Il n’y avait jamais eu de haine entre les Russes et les Ukrainiens. La Russie est née à Kiev. Le seul moment où il y a eu des discours de haine, c’est au moment de la guerre, de la part des nationalistes ukrainiens, qui étaient parmi les pires vermines qui aient jamais existé. Je n’oublie pas le rôle des gardes chiourmes dans les camps nazis. Je n’oublie pas les pogroms. Et, il faut bien le dire, j’en ai parlé dans mon article de février (avant la reprise de la Crimée par les Russes), les héros de l’indépendance ukrainienne, ils puent. Bref, voilà. La guerre. Le retour à l’Empire russe, avec la même dictature (il ne s’agit pas d’un retour à Staline, non — d’un retour à Nicolas Ier). De l’autre, je ne sais pas quoi. Je ne sais pas au nom de quoi. Je ne sais pas pour quel avenir. Et je n’arrive pas à comprendre, concrètement, là, maintenant, ce qui se passe. Et je ne comprends pas comment cette catastrophe, humanitaire, humaine, morale, malgré tous nos moyens d’information, reste à ce point si loin de nos consciences.
Cet article a initialement été publié sur la page Facebook d’André Markowicz.
*Photo : Efrem Lukatsky/AP/SIPA. AP21432992_000001.
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