S’il est un point où la « post-modernisation » de la société française a indiscutablement avancé depuis une vingtaine d’années, c’est bien l’acceptation de contraintes de plus en plus fortes sur des comportements qui ont longtemps été tolérés mais qui sont de plus en plus sévèrement règlementés, voire réprimés. La France des bars et des restaurants enfumés n’est plus qu’un souvenir, les automobilistes se plient sans trop de peine à des règles de plus en plus en plus sévères et nul ne s’inquiète de cette évolution chez ceux qui font les lois ou qui prétendent éclairer l’opinion : comme l’avait bien vu le regretté Philippe Muray, ce sont là des questions qui « ne font plus débat ».
Pour comprendre le monde nouveau qui est en train de s’inventer, il faut remonter à la loi Evin (10 janvier 1991), que j’avais moi-même vue alors comme le signe le plus clair de l’avènement prochain d’un « nouvel hygiénisme » (« No smoking », in Le Débat, n°62, novembre-décembre 1992). Cette loi était assez radicale dans ses intentions puisqu’il s’agissait déjà, dans l’esprit de ses promoteurs les plus conscients, d’aller vers une disparition du tabac, mais les mesures qu’elles comportaient paraîtraient aujourd’hui d’une modération étonnante, voire choquante. La principale nouveauté résidait dans l’interdiction complète de la publicité (qui était alors une exception dans le monde développé, États-Unis inclus). Cependant, la philosophie générale de la loi visait seulement à une inversion des anciennes règles de coexistence entre les fumeurs et les non-fumeurs et, si elle conduisait à une règlementation contraignante de l’usage et de la vente du tabac, elle n’impliquait pas encore son bannissement complet..[access capability= »lire_inedits »] On limitait les zones non-fumeurs un peu partout pour protéger les non-fumeurs du « tabagisme passif », on culpabilisait les adultes irresponsables qui fumaient devant leurs enfants, mais il restait admis que certains lieux publics et même fermés pussent rester accessibles aux fumeurs.
Depuis, on a instauré l’interdiction totale du tabac dans tous les vols, puis dans les aéroports, la suppression des wagons fumeurs dans les trains, l’interdiction complète de fumer dans les cafés et dans les restaurants et on ne compte plus les propositions « innovantes » dans ce domaine. L’interdiction du tabac dans les jardins publics est à l’ordre du jour en attendant les plages ou, comme à New York, les quartiers les plus fréquentés par les touristes. Le comble semble atteint en France – mais ce n’est que provisoire – avec le projet récent du ministre compétent d’étendre les restrictions aux cigarettes électroniques, qui ont certes bien des défauts mais qu’il est très difficile d’accuser de menacer la santé des non-fumeurs : le but n’est plus depuis longtemps de protéger des individus concrets mais d’éliminer complètement toute association d’idées positives avec le tabac. La vigilance de ceux qui veulent notre bien s’attaque au passé, avec les photos corrigées de Malraux, Sartre ou de Gaulle. Gageons que l’on pourra bientôt monter des versions expurgées de Carmen et de Don Juan, remplacer par des copies clean d’innombrables tableaux des siècles passés, ou encore faire des remakes des grands films hollywoodiens pour oublier les exemples funestes donnés par Lauren Bacall et quelques autres.
L’autre évolution notable concerne le discours public. À l’époque de la loi Evin, il était déjà clair que le soutien à ces mesures s’imposait à tous les gens raisonnables : le scepticisme devant la nouvelle religion de la santé ne pouvait être le fait que d’originaux un peu excentriques, ignorants des sciences sociales, mais qui jouissaient encore d’une certaine notoriété due à la permanence d’une vieille culture plutôt littéraire. Mais enfin, ces gens existaient, on les écoutait un peu et leur voix déjà timide dérangeait le consensus éclairé : nos lecteurs les plus âgés se souviennent peut-être des chroniques talentueuses de Philippe Boucher, de Jean Dutourd, d’Alain-Gérard Slama, ou d’Alain Schifres, qui tempéraient l’orientation vertueuse des grands journaux et on pourrait citer, dans les années qui ont suivi, de nombreux essais qui montraient que ces questions « faisaient débat ». Le Parlement lui-même n’avait pas été unanime et quelques hommes politiques, souvent de gauche, comme Pierre Mauroy, avaient laissé entrevoir un certain scepticisme : comme l’avait remarqué alors Jean-Pierre Michel, « il n’y a plus de socialisme économique, alors on veut faire du socialisme dans la vie privée des gens ».
Il n’en va plus de même aujourd’hui pour deux raisons complémentaires : la cause du nouvel hygiénisme « individualiste » est devenue tout à la fois progressiste et transpartisane et ses adversaires, à défaut, d’être convaincus, ont été ringardisés, ce qui les a conduits la plupart du temps à passer à autre chose. On pouvait encore, il y a vingt ans, semer quelques doutes dans les esprits sur le bien-fondé des nouvelles politiques ; on en viendra bientôt à discuter sérieusement l’idée d’une interdiction pure et simple du tabac, que la France universaliste adopterait avant d’œuvrer pour l’étendre à l’Union européenne, puis à la Terre entière : cette proposition a été avancée par Jacques Attali, qui n’est jamais à court d’idées pour relancer la croissance en France tout en faisant avancer la cause de l’humanité.
La première chose à comprendre, s’agissant de ces politiques, c’est qu’elles n’auraient jamais pu s’étendre si elles s’étaient appuyées seulement sur une volonté de retour à l’ordre moral antérieur, en réaction contre la « permissivité » des années 1960. Si cela avait été le cas, on aurait sans doute pu les combattre en réactivant des arguments libéraux classiques dont John Stuart Mill a donné une formulation classique. Contre les tentatives de ses contemporains puritains ou victoriens pour interdire des comportements réputés nuisibles comme l’ivrognerie, le jeu etc., Mill s’appuyait sur une distinction apparemment claire entre les vices « privés » et les vices « publics » pour demander que la loi se limite à la répression des seconds tout en laissant les individus juges de leur conduite privée. Mill définissait ainsi le programme de l’émancipation moderne : d’un côté, l’individualité devrait être protégée contre toutes les tyrannies, fût-ce celle de la majorité, mais de l’autre, dès lors qu’ils provoqueraient des dommages ou même des risques significatifs de dommage pour d’autres personnes ou par la société, les comportements dangereux devaient être sortis de la « province de la liberté » pour être placés dans celle de la moralité ou de la loi (John Stuart Mill, De la liberté, ch. IV). Or, la réalisation de ce programme a conduit à ce qu’on pourrait appeler, au risque d’être un peu pompeux, une dialectique de l’émancipation. Les « droits » liés à l’individualité ont été étendus très au-delà de ce qu’on aurait cru possible, mais il s’est par ailleurs développé entre les individus une interdépendance telle que beaucoup de comportements, qui passaient jusqu’alors pour « privés », apparaissent aujourd’hui comme susceptibles d’une régulation largement « publique » dès lors qu’il est reconnu qu’ils ont des effets sociaux plus ou moins mesurables. Les « adultes consentants » peuvent aujourd’hui sans crainte partager les passions les plus intenses et même les plus bizarres, mais la santé, du simple fait qu’elle est liée à des pratiques de masse, est très largement sortie de la « province de la liberté » pour entrer dans celle de la loi. Plus encore, cette évolution a favorisé un changement profond de la moralité publique en modifiant les critères de la déviance, et c’est ce qui explique pourquoi elle n’est pas seulement acceptée mais activement soutenue par les soi-disant « libertaires » d’aujourd’hui. Un des signes les plus visibles de cette solidarité est sans doute la constante solidarité entre certains des plus fervents ennemis du tabac (et de l’alcool) et les partisans de la légalisation des drogues douces (rappelons par exemple que le premier appel à la légalisation du cannabis – l’ « appel du 18 joint » (1976) dénonçait vigoureusement la Seita, ainsi que la distribution gratuite de cigarettes aux « appelés » dans l’armée). Le (justement) célèbre sketch de Coluche sur le « hakik » mettait admirablement en scène ce nouveau clivage entre les beaufs machistes, ivrognes et fumeurs de tabac et les gentils consommateurs d’herbe, antiracistes et féministes.
Notre monde est le fruit d’une transformation qui a commencé il y a plus de cinquante ans, et qui est porteuse tout à la fois de plus et de moins de liberté, de plus de bien-être et d’ivresses et de moins de plaisir vrai. Nul ne peut honnêtement se proclamer hostile à toutes ses manifestations. Nous pouvons être irrités par certains aspects du militantisme gay, mais nous ne souhaiterions certainement pas que l’on combatte le sida avec les armes utilisées jadis contre la syphilis ; nous nous félicitons que les Français consomment moins d’alcool, mais nous sommes d’autant plus surpris de la diffusion de formes extrêmes d’ivrognerie dans la population étudiante (à commencer par celle des grandes écoles).
La première vague de cette transformation, dans les années 1960, a mis en cause de manière joyeuse les interdits réputés traditionnels en affirmant les droits du plaisir contre ceux de la morale, non sans quelques dégâts pour la civilité et même, sans doute, pour la santé publique. La deuxième a créé l’univers de permissivité répressive dans lequel nous vivons, et où l’invocation stridente des « droits » est devenue le plus sûr moyen de faire taire les mécontents. Une troisième vague s’annonce, dont Jean-François Braunstein a donné une bonne description ici même (Causeur n° 5), et qui conduit à un retournement complet du projet moderne puisqu’on voit de brillants universitaires comme Sarah Conly « justifier le paternalisme coercitif » pour mieux lutter « contre l’autonomie ». Tout ce que l’on peut espérer, c’est que l’histoire n’est pas finie, sans quoi nous devrons dire, comme le regretté Allan Bloom : « Entre la liberté et l’hygiène, la liberté n’aura pas duré longtemps. »[/access]
*Photo: daubiwan.
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