Si vous lisez Le chemin des morts de François Sureau, cela vous prendra à peine une heure. Mais vous risquez fort de vous souvenir très longtemps de cette heure-là. Ce court récit qui ne lève jamais le ton, qui s’efforce à une objectivité calme et secrètement désespérée, servie par une syntaxe impeccable, nous renvoie tous à quelque chose de secret et douloureux qu’on appelle la culpabilité, de celle qui à défaut de nous hanter et de nous détruire -car nous ne sommes plus des héros de tragédie même quand nous en vivons une-, reste cependant dans notre vie comme un soleil noir qu’on ne peut regarder en face.
Nous sommes à l’orée des années 80. François Sureau vient d’entrer au Conseil d’Etat « en qualité d’auditeur de deuxième classe ». Il travaille alors à l’OFPRA où il est chargé de statuer en commission sur le sort des demandeurs d’asile et des réfugiés : « A l’époque, c’était très artisanal. Il y avait deux ou trois mille demandes par an, quand il y en a aujourd’hui plus de trente mille. » Parmi ces réfugiés, des Basques espagnols. Le gouvernement français, estimant que le retour de la démocratie en Espagne, ne signifie plus pour ces gens-là la peine de mort, décide de réexaminer les dossiers.
François Sureau, haut fonctionnaire consciencieux est passionné par son travail et éprouve une certaine admiration pour ses supérieurs dont beaucoup ont de glorieux passés de résistants comme son chef direct, Georges Dreyfus, « déchu de la nationalité française en 1940 parce que, se trouvant à Londres en 1940, il s’était immédiatement engagé dans les Forces Françaises Libres. »
La plupart du temps, après les auditions des demandeurs et les délibérations, Sureau a l’impression de dire le droit tel qu’il doit être dit. Le soir, redevenu jeune homme littéraire, il se promène dans Paris sur les traces de la Nadja d’André Breton et à ses rares moments de retour sur soi, contemple le nuit qui tombe sur la ville en songeant à son époque : « Je ne craignais rien. J’écoutais ces radios libres qu’un gouvernement bien pourvu en vieux staliniens venait d’autoriser. Je préparais mes premiers rapports en compagnie de Percy Sledge et de la musique tintinnabulante et mexicaine qui accompagnait, à la télévision, la publicité pour les cafés Jacques Vabre et qu’il m’arrive encore de fredonner. Les années 80 entre deux mondes. Et moi aussi. »
Cette sérénité va se briser avec le cas d’Ibbarategui. Instituteur, membre de l’ETA, il avait participé en 68 à l’assassinat d’un commissaire de police tortionnaire. L’année suivante, refusant définitivement toute action directe, Ibbarategui avait obtenu en France le statut de réfugié politique, choisissant le silence, sauf au moment de l’assassinat de Carrero Blanco, le dauphin de Franco où il condamna cet attentat, ce qui jeta le trouble dans les milieux basques exilés.
Quand Ibbarategui passe devant la commission où officie Sureau, il est très digne et explique que le renvoyer en Espagne signifie pour lui la mort, les polices parallèles comme le Gal continuant à éliminer les anciens membres de la lutte armée contre le franquisme. Malgré cela, Ibbarategui est renvoyé en Espagne et quelques temps après, Sureau apprend dans un entrefilet de Libé, son exécution à Pampelune.
« Trente ans ont passé, note Sureau. J’ai mené ma vie d’homme. J’ai payé mon dû. Le souvenir d’Ibbarategui ne m’a jamais laissé en repos. Il n’est pas passé un jour sans que je le revoie devant nous, rue de la Verrerie, sans que j’entende cette voix sèche qui parlait notre langue et nous condamnait. »
Il y aurait sans doute un moyen d’échapper à cette culpabilité mais ce moyen Sureau sait qu’il ne le trouvera pas, même en retournant sur les lieux où vécut Ibbarategui. Ce serait de trouver le chemin des morts qui donne son titre à ce récit poignant. Le chemin des morts, dans la tradition basque, c’est le chemin secret que chaque famille emprunte dans un village pour aller porter un des siens au cimetière. Peut-être que là, en croisant le cortège funèbre égaré dans le Temps, Sureau obtiendrait, à défaut d’une absolution au moins une ébauche d’apaisement. Mais, en matière de mémoire douloureuse, comme l’écrivain le dit lui-même avec la concision de nos grands moralistes du XVIIème siècle, « la faute a des pouvoirs que l’amour n’a pas. »
Le chemin des morts de François Sureau (Gallimard)
*Photo: GILE MICHEL/SIPA 00630284_000039.
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