Certes, Henry de Montherlant ne s’est pas éteint il y a tout à fais quarante-ans puisque c’est le 21 septembre 1972, à l’équinoxe de septembre, que l’auteur des Bestiaires rejoignait dans un geste volontaire les Champs Elysées. Nous sommes donc entrés dans la quarantième année de sa mort mais le silence demeure assourdissant. Hormis un excellent ouvrage collectif, dirigé par Christian Dedet, publié aux Editions de Paris, nul ne semble faire grand cas de celui qui fut le dernier maître classique de la littérature française. Céline l’année précédente a eu droit à son scandale et Drieu est entré dans la Pléiade : il était dès lors légitime d’attendre pour Montherlant sinon l’équivalent, du moins l’évocation de cette figure royale des lettres françaises. Et pourtant rien, ou presque…
Evidemment, sa dépouille juste refroidie, Montherlant en a pris pour son grade, et les charognards, admirateurs déçus et par là plus cruels encore, ne boudèrent pas le festin. Le toréador et le guerrier autoproclamés n’auraient que peu fréquenté les arènes et les tranchées, face à Jünger, Céline ou Bernanos qui connurent la boue de Verdun. Quant au séducteur, il s’avéra surtout passionné, au sens littéral, de l’enfance et goûtait mieux les jeunes garçons que les jeunes filles. La baudruche spectaculaire creva au grand désarroi de ses séides mais enfin, elle laissait tout de même, et c’est sûrement mieux, sa place à l’écrivain génial, incomparable styliste à l’encre prise dans le marbre, au maître ès théâtres, au moraliste antique, que Montherlant ne cessa jamais d’être et qu’il continuera d’incarner dans l’histoire de notre littérature qui finalement n’en compte pas tant. Pis, son attitude « désengagée » durant l’Occupation lui donnait alors un parfum de soufre aujourd’hui évaporé puisqu’on sait désormais qu’il ne fut ni pire ni meilleur qu’un Sartre.
Que penser alors du silence entourant cet anniversaire, si ni une politique douteuse ni une biographie tronquée ne l’expliquent ? Romaric Sangars, dans l’ouvrage collectif cité plus haut, parle de Montherlant comme d’un professeur d’énergie. Certes, cela suffirait à donner les clés du mépris qu’une époque dépressive éprouve pour ceux qui enseignent la force et le courage.
Mais il nous semble que c’est, plus encore que l’énergie, l’esprit classique qui insulte nos contemporains et leur font oublier, hypocrites, Henry de Montherlant. Comment une époque qui a réussi à joindre en un même mouvement prétendue innovation littéraire et nullité stylistique, engagement pour des idées et pauvreté philosophique du fond, parviendrait-elle à comprendre un esprit pour lequel tout est un : fond, forme, esthétique et métaphysique ? Comment une époque qui consacre Sartre mètre étalon de la pensée, Derrida grand inventeur de la faute d’orthographe en forme de concept et Deleuze commentateur d’une folie qu’il ne connaît pas et avec laquelle il s’amuse pour faire genre, peut-elle appréhender un Romain d’âme et de mouvement ? Céline à la rigueur passe le cap du jugement contemporain. Intelligent, Destouches a su en histrion génial se créer un rôle, celui du « fou-génial-mais-salaud-mais-génial-quand-même-mais-fou… et ainsi de suite »… Cela a permis à nos frères en modernité de digérer son œuvre sans s’apercevoir quelle liqueur maléfique ils dégustaient…
Mais Montherlant ! Ce prophète de l’instant réclamait le passé en guise de valeur et, déjà de son vivant, se moquait de son temps. Comment alors le reconnaître à notre époque ? Plus précisément comment notre époque pourrait-elle le reconnaître ? Elle qui maudit le passé, la plupart du temps perçu comme réactionnaire et qui attend un futur qui n’arrivera jamais autrement que dans ses fantasmes. Cet anniversaire oublié, par hasard ou pas, que nous apprend-il ? Que nous ne respirons pas à la hauteur où Montherlant respirait, tout simplement.
Montherlant aujourd’hui, Christian Dedet (dir.), Editions de Paris (2012)
*Photo : Ina.fr
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