Tout d’abord, une précision. Juppé n’est pas le seul issu du chiraquisme à avoir le ticket auprès d’une certaine gauche. C’est vrai aussi pour Debré, Toubon, Douste-Blazy, ou pour le trop vite oublié Delevoye, ex-président du Machin économique et social. Tous ont acquis leurs quartiers de noblesse d’âme grâce à un anti-sarkozysme viscéral (doublé d’un anti-lepénisme sans faille), et aussi grâce à de menus services rendus à la gauche quand ils étaient en poste, notamment Jean-Louis Debré qui, au Conseil constitutionnel, a été aussi mimi avec Hollande qu’il fut casse-bonbon avec son prédécesseur.
Mais tous ces chiraquiens ont aussi en commun d’avoir leur avenir politique derrière eux. Soit parce qu’ils sont déjà en retraite ou en préretraite, soit parce qu’ils sont Douste-Blazy. Reste donc Juppé, qui se voterait bien pour lui-même la retraite à 80 ans après un ou deux quinquennats brillantissimes. Et pour celui qui se rêvait président avant même d’avoir eu de la barbe, la route est longue, tant son contentieux avec la gauche morale et ses éditocrates était lourd. Mais l’Élysée vaut bien une messe, ou, en fait, plutôt trois.
L’immigration, l’islamophobie, la laïcité
La conversion (hihihi) d’Alain Juppé aux postulats sans-frontiéristes ne date pas d’aujourd’hui. Considéré durant tout le début de sa carrière comme un RPR orthodoxe tendance « bruit et odeur », il a viré spectaculairement sa cuti le 1er octobre 1999, avec une interview choc au Monde, au titre sans ambiguïté : « Il faut accueillir de nouveaux immigrés. »
Était-ce pour faire plaisir au Medef, à ses amis potentats du Maghreb, à l’électeur centre-mou ? Probablement un peu des trois. Toujours est-il que c’est avec ce coming out « immigrationniste » que Juppé, l’énarque « psychorigide », « ultralibéral » et « repris de justice » a entamé sa longue marche vers la respectabilité.[access capability= »lire_inedits »]
Depuis cette date, il n’a eu de cesse de se démarquer de la droite classique, et de reprendre à son compte les éléments de langage du Monde et de Libé. Sur la France, qui doit être accueillante. Sur les pays arabes, qui sont nos alliés naturels. Sur Israël, qui abuse ontologiquement. Sur l’islam, qui lui, est intrinsèquement pacifique. Et sur la laïcité, qui ne peut qu’être ouverte. Preuve insigne de cette différence juppéiste, notre prétendant de droite est le seul à reprendre à son compte, avec constance et virulence, le concept d’islamophobie. Un exemple parmi cent, son interview aux Échos le 18 janvier 2010 : « Je n’irai pas au débat [sur l’identité nationale] organisé à Bordeaux par la préfecture. Derrière tout cela, la vraie question qui se pose et que l’on n’ose pas poser, c’est l’islamophobie. Tout ce qui peut dresser les communautés les unes contre les autres est détestable. »
En vertu de quoi, Juppé est régulièrement plébiscité par la salafosphère, comme en témoignent ces deux extraits d’éditos de son site vedette Oumma.com : « L’islamophobie et l’instrumentalisation qui l’exacerbe ne souffrent aucune discussion pour Alain Juppé. » (28 aout 2012) ; ou encore, dans un registre plus poétique : « Sa saine colère vise à prendre de la hauteur au-dessus du niveau zéro de la politique politicienne, et ses distances avec une droitisation hystérisée qui n’a d’égale que les ambitions dévorantes d’ego surdimensionnés. » (12 octobre 2015). Même son de cloche enamouré chez les Frères musulmans de l’UOIF et du CCIF, ou chez l’islamiste radical Al-Kanz, spécialiste des campagnes de haine anti-laïque sur Twitter. Même Alain Gresh, l’envoyé spécial permanent du Hamas au Monde diplo, félicite régulièrement Juppé. Vous voyez le problème ? Moi, oui. Vous voyez le bénéf’ ? Lui, oui.
Le mariage gay
Ce « terranovisme » centre droite, lourdingue mais rentable, vaut sur un autre sujet chaud : le mariage gay et ses suggestions d’accompagnement. On aurait mauvaise grâce à la lui reprocher d’avoir évolué sur ces questions, comme l’ont fait tous les Français, moi compris. Mais pourquoi cette impression qu’il en fait un peu trop ? Sans doute parce qu’il en fait un peu trop. Et trop vite.
Dans son blog en date du 11 janvier 2013, Alain Juppé campait sans tortiller sur la ligne Manif pour Tous-Civitas : « La notion et le mot de mariage dont la charge historique et culturelle est très forte devraient être réservés à la sphère religieuse et privée. » Quelques lignes plus bas, il est encore plus clair sur l’adoption : « Autoriser l’adoption directe d’un enfant par un couple homosexuel, gommer de notre Code civil les notions de père et mère, y substituer celles de parent 1 et parent 2, instituer un “droit à l’enfant” […], j’y suis hostile. » Quasiment du Ludovine dans le texte, y compris dans l’usage un chouia polémique de l’expression « parent 1 et parent 2 » !
Moins de deux ans plus tard, bing boum badaboum : dès octobre 2014, dans un déjeuner débat de l’UMP Gironde, Juppé envoie vertement bouler une militante qui l’apostrophe sur la théorie de genre à l’école. Pour lui, les inquiétudes de la droite sur le genre, « ce sont des fariboles ». Et un mois plus tard, l’ex-coincé du bulbe remet le couvert, ou plutôt renverse la table dans sa fameuse interview aux Inrocks spécial « Juppémania ». Non seulement il est devenu favorable au mariage pour tous (après tout, celui-ci vient d’être voté), mais Juppé se la joue Monsieur Plus : « Après mûre réflexion, je suis favorable à l’adoption par un couple de même sexe. » On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Pour être heu, adopté, par la gauche sociétaliste, Juppé a su se faire tout miel. Notons que dans cette même interview, Juppé reste droit dans ses bottes contre la PMA et la GPA. Mais attendons 2017…
L’art contemporain
La troisième carte jouée par Alain Juppé ne manque ni d’audace ni d’inventivité, deux mots trop rarement accolés à l’intéressé. L’engagement notoire du maire de Bordeaux en faveur du CAPC, le musée d’Art contemporain de Bordeaux, surprend. Mais Juppé a saisi toute la force du marqueur auprès des faiseurs d’opinion : quelqu’un qui soutient ostensiblement les avant-gardes ne peut être véritablement mauvais. Et c’est vrai, par exemple, que Pinault et Arnault ont infiniment meilleure presse que Bolloré ou Dassault. C’est ainsi que Juppé a étonné son monde en créant dans sa ville, en 2009, Evento, une biennale internationale d’Art contemporain. Pas de la petite bière, le budget des deux premières éditions, essentiellement financé par la ville, dépassera les 4 millions d’euros. Applaudissements nourris à Télérama et aux Inrocks, à qui Juppé expliquait en février 2011 sa volonté de « partir de créations contemporaines pour mobiliser le tissu culturel local et la population ». Las ! les indigènes boudent sa biennale, et il n’y aura pas de troisième édition. Mais le gain en image reste acquis. En arrosant l’équipe de foot et les associations folkloriques, on peut gagner des municipales, mais guère plus. Pour une présidentielle, faut savoir monter d’un cran. On imagine bien qu’en vrai, Juppé préfère l’Angélus de Millet aux colonnes de Buren. Mais il préfère aussi l’Élysée à la mairie de Bordeaux…[/access]
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