Si l’Esprit souffle où il veut, la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier, expire où elle peut…
Pour bien faire l’autruche, il faut savoir ne pas manquer d’air. La revue Esprit en donne un flagrant exemple dans son éditorial du mois de mai, intitulé « des faits pas si divers ». La rédaction du mensuel regrette « la mise en scène quasi-sérielle » de faits divers destinés uniquement, selon elle, à illustrer « une violence endémique et croissante de la jeunesse, de préférence immigrée et musulmane ».
Circulez, y’a rien à voir
S’il n’était qu’un papier de plus disant que le problème n’est pas le crime mais son traitement médiatique, on pourrait passer notre chemin, habitués que nous sommes à voir des commentateurs se laver les mains et prendre des pincettes dès lors qu’un phénomène de société n’est pas à leur goût. Mais le déni d’Esprit va bien plus loin. Constatant que « tous ces « faits » ne se valent pas » (on remarquera que le mot « faits » est mis entre guillemets, véritables pincettes typographiques), la rédaction de la revue estime que ces événements sont sélectionnés pour « confirmer un récit qui leur préexiste ». Ainsi, dans un sommet de mauvaise foi, l’éditorial précise que ces événements « n’en sont pas vraiment puisque leur signification est donnée d’emblée. »
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Bref, pour crever cette fausse-réflexion et lui redonner sa dimension plate d’imposture, reformulons-la ainsi : si un fait que vous voyez correspond à un phénomène que vous croyez avoir constaté, ne lui donnez au contraire aucunement cette signification, car cet événement est un non-événement, surtout s’il illustre « une violence endémique et croissante de la jeunesse, de préférence immigrée et musulmane. » En effet, Esprit ne donne aucun autre exemple de « récit » qui ne saurait être confirmé par les faits mais dont les faits prouveraient, au contraire, la mauvaise disposition d’esprit ce ceux qui oseraient les interpréter… On a vu, dans une revue qui prétend « comprendre le monde qui vient », des raisonnements moins fallacieux sur le monde tel qu’il est.
Faux recul intellectuel
La revue enrobe ce bijou sophistique de considérations convenues sur les chaînes d’information en continu, les réseaux sociaux et le recours abusif aux faits divers par des « groupes de presse dont les dirigeants poursuivent explicitement des fins idéologiques et politiques ». Appelant à ce que les faits divers soient traités dans leur singularité, la revue Esprit ne s’interroge pas sur la rigueur de sa propre approche. Notamment, elle se garde bien de revenir sur la criminalité actuelle, se bornant à indiquer – à tort – que les statistiques restent stables. Or, les différents types de violences ont augmenté ces dernières années en France : violences sur mineurs, coups et blessures volontaires, homicides et tentatives d’homicides… Par exemple, il y a eu 4055 tentatives d’homicides en 2023, soit une augmentation de 13% par rapport à l’année précédente et de près de 80% par rapport à 2016 (source : Service statistique ministériel de la sécurité intérieure).
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Plus généralement, un tel éditorial devrait faire déchanter ceux qui pensent que la revue Esprit est une revue en tout point sérieuse et n’est pas un énième média d’opinion. En croyant s’en distinguer et proposer une sagesse de la mesure et de la « singularité », elle s’éloigne précisément des faits. En prenant la pose des pincettes, elle emprunte à cette lâcheté de salon, cette attitude de faux-recul intellectuel mais de vrai faux-cul, cette interdiction d’interpréter la réalité qui dérange et se croit finesse d’âme. Face aux faits, quand il n’y a pas de mise en perspective, le recul n’est que recul. Et quand on n’a pas l’audace de voir, on a le culot de la cécité. Dans le genre, comme Bigard en son temps, l’éditorial de la rédaction de la revue Esprit met le paquet. Dans un style différent, certes, mais pas moins vulgaire, au fond.
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