Dans L’Espèce humaine et autres écrits des camps, La Pléiade réunit huit écrivains capitaux de langue française sur les camps de la mort. Une exploration littéraire de l’indicible.
Disons-le tout de suite, ce nouveau volume de la Pléiade consacré aux écrits sur les camps de la mort est tout à fait extraordinaire. Huit grands auteurs, huit rescapés d’Auschwitz, de Buchenwald, de Ravensbrück, ou d’autres lieux de terreur, ont été choisis pour illustrer leur expérience concentrationnaire. Les concepteurs de cette Pléiade ont retenu les textes qui leur semblaient les plus forts parmi ceux écrits en français. C’était évidemment laisser de côté les œuvres essentielles de l’Italien Primo Levi ou du Hongrois Imre Kertész, par exemple ‒ mais en mettant en relief celles qui, dans notre langue, brillent d’un éclat littéraire unique.
Le choix s’est d’abord porté sur quatre « incontournables », quatre références majeures qui ont su s’imposer au-delà du temps : Robert Antelme, auteur d’un unique livre, L’Espèce humaine, David Rousset et son célébrissime Univers concentrationnaire, ainsi que Jean Cayrol, scénariste du film Nuit et brouillard, et Charlotte Delbo, la très fameuse assistante de Louis Jouvet, avec sa trilogie Auschwitz et après. Vient ensuite un article assez court, repris à maintes occasions dans des revues, La Peinture à Dora, de l’étonnant François le Lionnais, l’un des fondateurs de l’Oulipo. Et pour finir, trois écrivains dont le français n’était pas la langue maternelle : La Nuit, d’Élie Wiesel, Prix Nobel de la Paix 1986, L’Écriture ou la vie de l’Espagnol Jorge Semprun, et le Sang du ciel du Polonais Piotr Rawicz.
Un parti pris littéraire
Car le parti pris de cette Pléiade, on l’aura peut-être compris à cet énoncé de la table des matières, se veut avant tout littéraire. Les responsables de cette entreprise éditoriale, soulignons-le, Dominique Moncond’huy, Michèle Rosellini et Henri Scepi sont des professeurs de lettres modernes, et non des historiens. C’est donc naturellement que les textes de ce volume ont été orientés par eux vers une approche artistique comme pierre de touche fondamentale. Cette idée directrice se révèle particulièrement fructueuse, il faut insister là-dessus. Comme l’écrit Henri Scepi dans la Préface : « Bref, une littérature, c’est-à-dire une conscience et une subjectivité réfléchies dans des mots et cherchant en eux et par eux à se saisir. » Ce serait d’ailleurs pour nous, aujourd’hui, l’occasion de réévaluer globalement cette notion de littérature, trop souvent reléguée, hélas, dans le divertissement léger. Face à ces livres sur les camps qui, souvent de manière sublime, dialoguent avec la mort, comme le disait Malraux, une attitude plus respectueuse est de rigueur. Les immenses pouvoirs de l’art se déploient alors. C’est un rappel à l’ordre.
A lire aussi, Elisabeth Lévy: Z le maudit
Tous les auteurs repris ici se sont posé la question : comment relater cette expérience des camps, afin qu’elle soit admise, prise en compte par ceux qui ne l’ont pas vécue ? Dans l’Introduction, Dominique Moncond’huy écrit que « les camps nazis, le phénomène concentrationnaire et l’extermination interrogeaient la littérature elle-même ». Ainsi, L’Écriture ou la Vie de Jorge Semprun, qui ne paraît qu’en 1994, comme l’aboutissement, après des années d’écriture, de toute une recherche littéraire, s’interroge sur ce problème dans le fil même de sa narration : le romancier ne se sent pas attiré par les froides analyses des historiens ou des statisticiens. Semprun note alors : « L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas transmissible… Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire. » Tel est le défi auquel tout rescapé est confronté.
La dévastation humaine du rescapé
Chacun tente de résoudre cette question d’une manière propre et différente. Il y a ceux qui, comme Robert Antelme ou Élie Wiesel, veulent transmettre ce qu’ils ont vécu de manière très simple, « pauvrement », comme le dira Wiesel. Il y a ceux qui, comme Jorge Semprun et Piotr Rawicz, feront travailler leur imagination, et recourront plus ou moins à la fiction ou, comme Charlotte Delbo, à la poésie. David Rousset, lui, privilégiera l’analyse politique. Mais tous insistent sur le traumatisme initial que représentent les camps, et qui les conduit presque nécessairement à un certain mode d’écriture. Ce traumatisme est difficile à cerner, mais capital. Robert Antelme, juste après sa libération, en parle à son ami Dionys Mascolo dans une lettre très émouvante de juin 1945, citée en note, mais que je n’ai malheureusement pas la place de vous reproduire ici. Antelme y fait état d’un trouble de l’identité, ce sentiment qu’il éprouve de ne plus coïncider avec lui-même. On retrouvera chez Jean Cayrol une telle impression psychique très marquée, qu’il explicitera ainsi en 1982 : « J’agissais comme un être désemparé, sans volonté ; je puisais ma force dans ma faiblesse, dans une sorte de prostration dont je n’arrivais pas à me débarrasser. » Ce que Cayrol semble nous dire, c’est que, même après en être revenu, il est très difficile de sortir du camp de concentration.
Une éthique d’après la catastrophe
En tout état de cause, il apparaît que laisser un témoignage de cette expérience aura été pour ces rescapés une nécessité impérieuse. Dans son article consacré à L’Espèce humaine, que mentionne l’appareil critique, article repris sous le titre « L’indestructible » dans L’Entretien infini en 1969, Maurice Blanchot replaçait cette question dans le plus ample contexte philosophique de la communauté humaine. Il écrivait notamment : « Oui, il fallait parler : faire droit à la parole en répondant à la présence silencieuse d’autrui. L’autorité unique de cette parole venait directement de l’exigence même. »
A lire aussi, Cyril Bennasar: L’homme battu
Cette exigence était incontestablement éthique, c’est-à-dire appartenant au registre le plus haut. Dominique Moncond’huy le souligne dans l’Introduction, à propos de Robert Antelme (mais la même chose serait valable pour chacun des auteurs ici rassemblés) : « L’Espèce humaine, écrit-il, a ainsi constitué une référence pour qui ambitionnait d’élaborer une éthique moderne, une éthique d’après les catastrophes… » On peut très bien admettre que l’Europe d’après-guerre, celle dont aujourd’hui nous sommes les héritiers, vient de là. Voilà pourquoi, sans doute, le message dont tous ces romans sont porteurs nous concerne autant, remuant à la fois, dans une belle unanimité, le cœur et l’esprit. Ce volume de la Pléiade, en faisant le pari de l’art, le montre avec conviction.
L’Espèce humaine et autres écrits des camps. Sous la direction de Dominique Moncond’huy. Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». Prix de lancement 65 €.