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Espèce de sale BD!

Le désir doit désormais être «propre», et l'auteur de bande dessinée Bastien Vivès est déprogrammé à Angoulême


Espèce de sale BD!
Bastien Vivès, août 2021 © JOEL SAGET / AFP

L’éditorial de janvier d’Elisabeth Lévy


On ne sait pas si on croisera Adrien Quatennens à l’Assemblée nationale en ce début d’année, mais personne ne verra jamais l’exposition du prolifique auteur de BD Bastien Vivès, déprogrammée par le Festival d’Angoulême le 14 décembre après que deux pétitions, dont l’une a été lancée par des « étudiant.e.s en lutte » d’écoles d’art d’Angoulême, ont recueilli plus de 150 000 signatures. Entre nous, ces sinistres étudiants-diants-diantes feraient mieux de s’adonner aux joies de la chair au lieu de jouer la police des mœurs. Si c’est eux l’art de demain, ça promet. Cinq jours plus tôt, le codirecteur de la manifestation, Fausto Fasulo, s’insurgeait pourtant dans Libération contre une vaste entreprise de purification de l’art. Menaces et pressions ont eu raison de son courage.

A priori, il n’y a pas grand-chose de commun entre les deux trentenaires. L’un, dessinateur de BD, nerd à l’allure d’adolescent attardé, semble plutôt fantaisiste, l’autre, jeune député du Nord, cultivait un petit genre politburo jusqu’au scandale que l’on sait.

Comme beaucoup d’autres avant eux, les deux hommes sont pourchassés par les ligues de vertu qui prétendent défendre la cause des femmes (et des enfants) à coups de censures, de punitions et d’interdits, lynchés et menacés sur les réseaux sociaux, lâchés par nombre de leurs amis d’hier qui, quoi qu’ils pensent en privé, hurlent prudemment avec les loups des fois que le scandale les contaminerait. La vie conjugale de l’un et l’œuvre de l’autre sont disséquées, commentées, jugées par des censeurs à bas front. Autant dire que tous deux sont passibles de la peine de mort sociale.

Le cas Quatennens ayant été abondamment traité, rappelons que le jeune député Insoumis a avoué une gifle pour laquelle il a été condamné à quatre mois de prison avec sursis. Cela n’a pas calmé la meute, encore plus enragée depuis qu’il a eu le toupet d’exposer – avec une sincérité touchante – sa version des faits, son divorce conflictuel, son geste malheureux, ses dizaines de SMS amoureux, les menaces et chantages de son épouse, sa vie en vrac. Quelle indécence, comment ose-t-il, grondent les redresseurs de torts. En effet, pourquoi ne se laisse-t-il pas traîner dans la boue sans réagir ? On le sait bien, les femmes ne mentent jamais, ne se comportent jamais comme des chipies. Dans les séparations elles font toujours preuve d’un admirable fair-play. Contrairement à ses immaculés accusateurs, Adrien Quatennens a commis une faute. Ça ne fait pas de lui un salaud, juste un être humain.

Quant à Bastien Vivès, on ne lui reproche aucun acte répréhensible, mais quelques propos numériques malvenus et regrettés, et surtout trois BD cochonnes et bouffonnes vendues sous blister, notamment Petit Paul qui met en scène un petit garçon à gros sexe aimant les femmes à gros seins. En 2019, cet album avait déjà fait l’objet d’un signalement, classé sans suite. Cela n’empêche pas la secrétaire d’État à l’Enfance Charlotte Caubel de décréter que nombre de ses dessins « relèvent de la loi », tandis que l’association Innocence en danger porte plainte contre trois ouvrages : La Décharge mentale, réponse moqueuse à l’« autrice » de La Charge mentale, Les Melons de la colère et Petit Paul. D’après nos mères fouettardes (sans surprise, les femmes sont en pointe dans cette chasse à l’homme), ces joyeuses grivoiseries participeraient « activement et en plein jour à la banalisation de la pédophilie et à la culture du viol ». À ce compte-là on devrait aussi interdire Crime et Châtiment pour apologie du meurtre, Les Liaisons dangereuses pour banalisation de toutes les turpitudes possibles et à peu près tous les romans et films qui explorent les tréfonds dégoûtants (et excitants) de l’âme humaine – et ne parlons pas de Gotlib, Lauzier, Wolinski, Reiser et de leurs représentations dégradantes (quoique souvent fort appétissantes) des femmes. Au passage, il faudrait aussi brûler Brassens et sa Fernande, ainsi qu’Orelsan pour sa Sale pute, chanson où un amoureux éconduit imagine les supplices qu’il fait subir à sa belle infidèle. 

Il s’agit donc de bannir, non pas le Mal réel (ambition certainement louable bien que vouée à l’échec), mais sa représentation et avec elle tous les fantasmes humains, priés de se conformer aux canons de la morale contemporaine. Le désir doit désormais être « propre », ce qui doit bien faire rigoler au paradis des écrivains. Ainsi, la palanquée de dindes et dindons outragés qui signe dans Mediapart une tribune d’anthologie, invoquant la responsabilité politique des auteurs et des institutions qui les diffusent, exige que le Festival d’Angoulême établisse une charte d’engagement, pour que sa programmation soit réalisée dans « le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations ». Ecœuré par ce charabia totalitaire, redoutant la « surveillance de l’édition par des commissaires politiques », Jean-Marc Rochette, autre auteur de BD qui avait soutenu Vivès – et qui pour ce forfait a reçu des torrents d’insultes –, jette l’éponge et annonce qu’il consacrera ses dernières années à la peinture et à la sculpture. On le comprend. La confusion intéressée entre réalité et fiction, fantasme et passage à l’acte, pensée et crime opérée par les culs-bénits qui veulent la peau de Bastien Vivès est une menace mortelle pour l’art, la liberté et la pensée. Donc pour l’humanité.




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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