L’actuel gouvernement socialiste, à la différence de tous ses prédécesseurs, cherche à se donner une forme de légitimité durable en rouvrant les blessures de la Guerre civile et de l’ère franquiste. Ce faisant, il risque la désintégration de l’Espagne.
Venu rendre hommage à la romancière espagnole Almudena Grandes disparue en novembre 2021, et dont le dernier roman vient d’être publié à titre posthume, le président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez (PSOE, Parti Socialiste) en a surtout profité, ce 28 novembre, pour parler de lui et de ce que l’Histoire retiendra de son passage en politique. « L’une des choses pour lesquelles je passerai à la postérité sera d’avoir exhumé un dictateur », a-t-il déclaré devant le parterre du Centre Culturel de l’Athénée (Madrid) qui ne semble pas s’être ému de cette forme particulière d’immodestie consistant à se projeter dans les livres d’histoire à venir, debout devant le portrait d’une romancière décédée avant d’avoir pu achever l’écriture de son dernier ouvrage. Il faut dire que l’assistance, du réalisateur Pedro Almodóvar à l’actrice Ana Belén, était acquise à Pedro Sánchez. Il faut dire aussi que les romans d’Almudena Grandes, très appréciés du grand public, sont autant d’explorations littéraires de la guerre civile espagnole et de la dictature franquiste, la romancière – fervente militante de la récupération de la mémoire historique – ayant toujours dit regretter que l’Espagne soit le seul pays d’Europe où, selon elle, « dans une guerre entre fascistes et démocrates, on ne désigne toujours pas clairement les bons et les mauvais ». Affaire de littérature et non d’histoire, assurément.
La phrase de Pedro Sánchez n’est pas passée inaperçue dans un contexte électrique où, à six mois des prochaines élections municipales (28 mai 2023) et à un an des élections générales, ses adversaires politiques – à commencer par ceux du Partido Popular (PP, droite libéral-conservatrice) et de Vox (classé à l’extrême droite) – n’ont pas hésité à questionner ces curieuses prétentions à un destin historique. Et ils rappellent au candidat à la postérité que la coalition entre le parti socialiste (PSOE) et l’extrême gauche (Unidas Podemos,UP: « Unies nous pouvons »), au pouvoir depuis janvier 2020, avait accouché de plusieurs lois incendiaires parmi lesquelles : la Loi trans, la Loi de garantie intégrale de liberté sexuelle (loi dite du consentement explicite, sans lequel tout acte sexuel est potentiellement un viol, plus connue en Espagne sous le nom de « Seul un oui est un oui ») et la Loi de réforme du délit de sédition.
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La Loi trans, portée par la Ministre de l’Égalité, Irene Montero, issue du parti d’extrême gauche, UP, prévoit, entre autres dispositions, que toute personne de plus de 16 ans pourra choisir librement son identité de genre (sans consentement parental ni avis médical ou psychologique préalable), que les mineurs entre 14 et 16 ans auront également ce droit (quoique devant être assistés dans leurs démarches par leurs parents ou tuteurs légaux), comme ceux de moins de 12 ans (qui, eux, devront tout de même obtenir une autorisation judiciaire).
Si la Loi trans n’a pas encore été votée, c’est qu’elle a été retardée par le chaos engendré par la récente Loi du Seul un oui est un oui – de la même ministre de l’Egalité – entrée en vigueur le 7 octobre. Car cette loi, d’avantage conçue comme protectrice des victimes (n’ayant heureusement plus, désormais, à se justifier d’avoir été abusées ou violées), plutôt que punitive (les peines minimales ont été abaissées suite à la décision de gommer la distinction entre « abus » et « viol »), produit l’effet inverse de l’objectif poursuivi initialement. Censée protéger du viol et de toutes les violences sexuelles, la loi se révèle être plus avantageuse pour de nombreux délinquants qui, à la faveur de la disposition de rétroactivité de toute nouvelle législation plus favorable à l’accusé, voient leurs peines sensiblement réduites. Situation ubuesque – si elle n’était pas aussi tragique pour les victimes elles-mêmes – quand on sait que le point de départ de cette loi a été l’exaspération de l’opinion publique en 2018 devant les peines jugées trop clémentes des cinq individus condamnés pour le viol collectif dit de La Manada (La Meute), dont l’un des membres n’a d’ailleurs pas hésité, le 21 novembre, à réclamer une réduction de presque deux années de prison (sur 15) à la faveur de la nouvelle législation…
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Quant à la Proposition de loi de réforme du « délit de sédition » (article 544 du Code Pénal) en « désordres publics aggravés », elle se traduit par un allègement significatif des peines d’emprisonnement (potentiellement divisées par trois pour les leaders de la tentative de sécession de la Catalogne en septembre 2017). Les anti-Sánchez y voient une insupportable compromission avec les indépendantistes de tout poil, de la Gauche républicaine de Catalogne (Esquerra Republicana de Catalunya ou ERC), les indépendantistes catalans, à EH Bildu (Euskal Herria Bildu, « Réunir le Pays basque »), les indépendantistes de la gauche radicale abertzale basque, et un lamentable clientélisme politique de nature à remettre en cause une Constitution qui repose, depuis 1978, sur « l’indissoluble unité de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols », reconnaissant et garantissant « le droit à l’autonomie des nationalités et régions qui l’intègrent et la solidarité entre elles toutes » (Article 2). Il n’est pas jusqu’à Felipe González, figure mythique du Parti Socialiste espagnol dont la première victoire aux élections générales remonte à 1982, qui n’ait vivement critiqué la politique du gouvernement de Pedro Sánchez, dans une interview du 2 décembre, considérant la loi du consentement explicite « mal faite », « à rectifier immédiatement ». Il taxe Podemos et ses leaders politiques de « populistes qui donnent des réponses simplistes à des problèmes complexes », et souligne la distinction sémantique entre « sédition » et « désordre public » : le désordre public, c’est occuper une gare, la sédition, c’est se déclarer République indépendante… Reste à savoir si on peut entrer dans l’Histoire pour avoir exhumé un dictateur mort en 1975 quand on n’a pas soi-même vécu sous la censure et la dictature. S’enorgueillir à 50 ans d’un anti-franquisme militant alors que la génération politique issue du franquisme, celle de la Transition démocratique, enfants de vainqueurs et de vaincus, avait réalisé le tour de force de sortir d’un antagonisme historique en réconciliant les Espagnols et en les projetant dans un avenir commun, est la parfaite illustration de ce que l’historien espagnol Santos Juliá nomme le phénomène des « enfants discrets versus petits-enfants vindicatifs ». Peut-on réclamer un destin historique quand on affirme à la fois la nécessité de savoir d’où l’on vient (Cérémonie anniversaire des 40 ans de la première victoire du Parti Socialiste aux élections générales de 1982) tout en réformant l’Education pour ne faire commencer le programme d’histoire du Baccalauréat qu’au 19ème siècle ? Ou quand on dit revendiquer un « passé radieux » et un « héritage de lumière obscurci par la dictature franquiste » quand l’histoire de l’Espagne est tout sauf le combat manichéen de l’ombre contre la lumière ? En somme, peut-on entrer dans l’Histoire quand on capitalise autant sur la Mémoire ?
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