En Espagne, c’est un peu « fuis-moi, je te suis, suis-moi, je te fuis ». Les partis sont à la chasse aux alliances, faute de majorité absolue obtenue aux élections de décembre. Or, le compte à rebours est enclenché : début février, le roi a proposé la candidature de Pedro Sanchez, chef des socialistes, à la présidence du futur gouvernement. Ce dernier se soumettra à l’investiture devant le Congrès le 2 mars et dans le cas où il n’obtiendrait pas la majorité absolue, un second vote aura lieu 48 heures plus tard. En cas d’échec, il aurait deux mois pour construire une majorité gouvernementale. A l’issue de ce laps de temps, les deux chambres seraient dissoutes et de nouvelles élections pourraient avoir lieu en juin. La classe politique espagnole a donc encore dix semaines à jouer le « chicken game » (ou « jeu de la poule mouillée », en français dans le texte) : le premier à avoir peur de ces nouvelles élections perdra la partie.
Pour l’instant, personne ne semble pressé de repasser par les urnes. Bien au contraire. Du côté du Parti populaire (droite), on évoque déjà un « futur désastre ». Chez Podemos, le numéro deux du parti, Inigo Errejon est monté au créneau : « Aller vers de nouvelles élections pourrait donner un autre match nul, ce n’est pas nécessaire ni souhaitable. Nous sommes en train de perdre un temps précieux. » Et d’ajouter à l’attention du Parti socialiste : « On ne peut pas être sur deux chemins à la fois. Il faut choisir. » Comprendre : il ne faut pas perdre un temps précieux pour mettre en place un gouvernement « de changement », c’est-à-dire accepter les demandes de Podemos…
La peur des urnes
Refaire des élections pourrait certes permettre de débloquer l’impasse institutionnelle mais la question est : au profit de qui ? Et la réponse est loin d’être évidente. Le peuple risquerait de s’énerver à la fois d’être de nouveau « dérangé », de la perte de temps engendrée et en raison aussi du coût d’une deuxième campagne électorale en six mois. Et la colère du peuple est imprévisible. On peut comprendre donc que du côté des partis, le manque de motivation se fasse sentir. Calculette dans une main et chronomètre dans une autre, tout le monde s’essaie à l’arithmétique de coalition sous la menace des élections.
Rajoy, Premier ministre sortant souhaite s’allier avec le parti centriste Ciudadanos et le Parti socialiste (PSOE), Podemos n’étant pas vraiment une option crédible pour une plateforme politique. Si Ciudadanos est plutôt partant, les socialistes ne peuvent envisager cette alliance. Il faut dire qu’au-delà des divergences politiques, le Parti populaire cumule les mauvais points. S’il est arrivé premier aux élections de décembre avec 28,7%, Rajoy sait cependant qu’il est très impopulaire ces derniers temps. Ses prises de positions sociétales conservatrices ont dressé contre lui de nombreuses oppositions. Et ce n’est pas fini : le Parti populaire est agité par plusieurs affaires de corruption. Déjà 24 membres ont été interpellés. Dernier coup d’éclat : la démission, dimanche 14 février, d’Esperanza Aguirre, présidente de la section madrilène du Parti populaire et figure historique de la droite. Dans ces conditions, Rajoy – toujours à la tête du gouvernement – n’a aucun intérêt à tenter le diable…
Podemos est, quant à lui, arrivé troisième avec 20,6 % (score honorable quand on sait que le PSOE n’est qu’à 22%). Mais pas de raison de se précipiter non plus. Car cette « gauche de la gauche » aurait peut-être une carte à jouer : le PSOE flirte en effet avec Ciudadanos ce qui pourrait le compromettre aux yeux de son électorat. Ce rapprochement des socialistes avec les centristes permettrait ainsi à Podemos de se revendiquer « seul vrai parti de gauche » aux nouvelles élections avec son programme radical : privatisations très encadrées, davantage d’aides aux personnes démunies, plurinationalité, soutien au référendum de la Catalogne, remise en cause du rôle de la « troïka » honnie… Bref, les dirigeants de Podemos croient que le temps joue pour eux.
Le PSOE est pour sa part, à l’instar de son score électoral, pris en étau. Et sa position de ni-ni (ni trop à gauche ni trop à droite) semble pour le moment plutôt un obstacle qu’un atout. Pas de raison non plus d’aller plus vite que la musique constitutionnelle.
L’absence de personnalités fortes
Un problème d’un autre ordre se pose : le charisme ou plutôt son absence. Malgré le renouvellement du leadership (PSOE, Ciudadanos et Podemos sont dirigés par des hommes politiques jeunes), l’Espagne n’a pas encore son Tsipras. Car au-delà de l’idéologie, de la lassitude à l’égard des partis traditionnels et du discrédit général de la classe politique, c’est la personnalité solaire de Tsipras qui a bouleversé le paysage politique grec. Quoi que l’on pense de son action politique finale, il a pu se permettre plusieurs échéances électorales (trois en huit mois) et dispose d’une marge de manœuvre politique dont personne ne peut se prévaloir aujourd’hui en Espagne. La vérité est que malgré leur percée impressionnante, ni Ciudadanos ni Podemos n’ont réussi à détruire les partis traditionnels pour ouvrir un nouveau champ politique.
On ne s’étonnera donc plus vraiment qu’aucun homme politique ne court la fleur au fusil vers les tranchées électorales. Résultat : près de 60% des Espagnols sont favorables à de nouvelles élections que leur classe politique souhaite éviter. Le nœud gordien est là, mais aucun Alexandre à l’horizon pour le trancher.
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