La pratique linguistique est actuellement au cœur des débats en Catalogne. Derniers développements.
L’affaire de Canet de Mar
Située à une cinquantaine de kilomètres de Barcelone, la bourgade catalane de Canet de Mar (15 000 habitants environ) est au centre des préoccupations médiatiques en ce début de mois de décembre 2021. En cause ? Une famille, dont l’enfant mineur est scolarisé sur place, est l’objet de harcèlement ou de menaces de la part de personnalités indépendantistes radicales car elle a demandé l’application d’une décision de justice d’ampleur nationale. Les parents souhaitent en effet qu’au moins 25% des cours dispensés dans l’école dont ils dépendent le soient en espagnol. C’est ce qu’est censée assurer une sentence de la Cour suprême espagnole datée du 23 novembre.
Mais ni la direction de l’établissement scolaire en question, ni les autorités et faiseurs d’opinion du séparatisme catalan ne l’entendent de cette oreille. Leur mobilisation constitue, comme à l’accoutumée, une déferlante dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans la vie quotidienne. Certains appellent même les habitants de Canet de Mar à jeter des pierres sur la maison de l’enfant qui devrait bénéficier des dispositions prévues par l’un des plus hauts tribunaux d’Espagne.
Immersion ou bilinguisme
Le scandale, tout à fait représentatif de l’ambiance qui règne dans la Catalogne sécessionniste, est en réalité l’aboutissement d’une longue bataille juridique. Plusieurs associations et parents d’élèves luttent en effet depuis une quinzaine d’années pour que la langue espagnole ait une place plus importante dans le système éducatif public catalan. Dans l’Espagne des communautés autonomes, l’instruction est, de longue date, en grande partie transférée de l’État central vers les exécutifs régionaux. Ces derniers exercent une influence notable sur le contenu des programmes scolaires, le financement des écoles, la place accordée aux différentes disciplines, etc.
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Or, dès les années 80, sous l’impulsion du président Jordi Pujol (à la tête de la Catalogne de 1980 à 2003), le gouvernement de Barcelone fait le choix de l’immersion. En clair, dans le système éducatif public catalan, l’essentiel des cours est assuré en langue catalane, l’espagnol ne bénéficiant au mieux que de deux à trois heures par semaine. C’est en tout cas ainsi que fonctionnent le primaire et le secondaire, même si le supérieur est de moins en moins épargné par une telle tendance. Et le phénomène va plus loin. La langue de Cervantes est en effet quasi bannie des bibliothèques scolaires. De leur côté, les établissements publics, noyautés par l’indépendantisme depuis longtemps, rompent leur devoir de neutralité en affichant symboles et messages favorables au séparatisme. Le gouvernement régional appelle désormais à dénoncer les professeurs qui n’utiliseraient que la langue de Cervantes dans leurs cours d’université.
Véritable totem du monde indépendantiste, l’immersion est défendue bec et ongles, à tel point que tous ceux qui osent demander une instruction strictement bilingue (50% en catalan et 50% en espagnol) sont au mieux ignorés, au pire pointés du doigt et persécutés par les enseignants, directeurs et responsables politiques ou associatifs. La récente sentence de la Cour suprême est censée répondre à une demande sociale en faveur d’une instruction respectueuse des deux identités linguistiques de la Catalogne. Elle fait suite à d’autres décisions, prises notamment par le Tribunal supérieur de Justice de Barcelone. Pourtant, le président régional, Pere Aragonès, et le conseiller régional à l’Éducation, Josep Gonzàlez-Cambray, ont expliqué qu’ils n’avaient aucunement l’intention de faire respecter la loi. Ce dernier va même au-delà en affirmant qu’il répondra à la Cour suprême par « davantage de catalan » à l’école. Ce système, qui privilégie l’instruction de l’espagnol durant quelques heures plutôt que l’instruction en espagnol, n’aboutit à de meilleurs résultats scolaires que dans les mesures effectuées par le pouvoir régional lui-même. Tous les indicateurs objectifs montrent au contraire que les élèves hispanophones réussissent moins bien en Catalogne, qu’ils sont plus sujets au redoublement et qu’ils s’intègrent moins bien.
Un modèle de société
En règle générale, il ne fait pas bon être ouvertement antiséparatiste dans la Catalogne dirigée par les sécessionnistes. Les fonctionnaires, personnalités publiques, commerçants ou parents d’élèves qui remettent en cause l’idéologie au pouvoir le savent bien. Ils subissent effectivement des campagnes de harcèlement sur les réseaux sociaux, des dégradations de leurs biens, des menaces voire des humiliations et agressions physiques. La question de la langue est encore plus sensible, d’autant qu’il existe une certaine corrélation entre cette thématique et les idées politiques défendues : l’indépendantisme est plus marqué chez ceux dont le catalan est la langue maternelle.
Les défenseurs de l’immersion font valoir que l’espagnol est déjà la langue majoritaire de la société catalane. C’est exact, puisque, selon un sondage du journal régional La Vanguardia publié en septembre dernier, 41% des habitants de Catalogne parlent la langue de Cervantes à la maison (contre 29% le catalan et 30%, l’une ou l’autre des deux langues indifféremment). Pour les séparatistes, les élèves ont déjà l’occasion d’apprendre l’espagnol « dans la rue » ou à leur domicile. En conséquence, le catalan doit donc être promu de façon quasi exclusive dans tous les secteurs de la société, notamment à l’école. Quitte à donner des consignes officielles aux professeurs pour qu’ils surveillent les enfants dans les cours de récréation et les couloirs afin de faire la chasse aux discussions en castillan.
La tendance à la domination de l’espagnol est encore plus marquée chez les jeunes, ce qui conduit le sécessionnisme à parler d’hégémonie de cette langue. La marginaliser dans l’instruction ne serait finalement qu’une façon de rééquilibrer l’ensemble.
C’est évidemment tourner le dos à l’essentiel de la population régionale et à une longue histoire, puisque le castillan est parlé en Catalogne depuis la fin du Moyen Âge au moins. Cela consiste également à ne pas respecter les droits de nombreux Catalans, qui n’exigent en rien la disparition de la langue régionale mais, au contraire, une considération égale à celle de l’espagnol.
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Dans le domaine éducatif, les parents qui n’obtiennent pas gain de cause en matière linguistique ont le choix de se soumettre au diktat, de quitter la communauté autonome ou de placer leurs enfants dans le privé. Cette dernière option est d’autant plus inaccessible qu’il faut prendre en compte une autre corrélation : en Catalogne, plus les foyers sont modestes, plus l’espagnol est leur langue maternelle. Il est donc curieux que la gauche espagnole, préférant l’identité à la défense des couches défavorisées, soutienne l’immersion sans sourciller.
Quelle langue parle la médecine ?
Ladite immersion s’accompagne d’une omniprésence du séparatisme et d’un règne sans partage du catalan dans bien d’autres secteurs de la vie sociale – politique, administration publique, médias régionaux ou encore système de santé.
De nombreux professionnels hospitaliers ou médicaux, ainsi que les étudiants qui obtiennent les meilleures notes au MIR – le concours des internes, l’un des derniers à être encore d’ampleur nationale en Espagne – fuient ou évitent soigneusement la Catalogne. La maîtrise de la langue régionale y est en effet devenue un critère de sélection presque plus important que la compétence professionnelle. Peu importe, dès lors, que le réseau sanitaire catalan soit abîmé par des années de coupes budgétaires de la part des autorités séparatistes. En effet, lorsque des infirmiers andalous sont dépêchés sur place pour prêter main forte face à la Covid-19, l’indépendantisme crie à l’invasion linguistique.
D’ailleurs, ces soignants venus d’une autre région ont droit à des qualificatifs aussi peu amènes que les Catalans opposés à l’indépendance, taxés de « colons » ou de botiflers (terme signifiant « traîtres à la cause »).
Qui prône le bilinguisme ?
Par conséquent, la polémique est d’autant plus nourrie que les formations sécessionnistes exigent, en échange d’un soutien au budget national de Pedro Sánchez (président du gouvernement espagnol), des quotas de doublage et de sous-titres en catalan dans les séries et films diffusés en Espagne. Cette demande porte notamment sur les productions des grandes plateformes audiovisuelles, qu’elles soient étrangères (Netflix, Amazon Prime ou HBO) ou espagnoles (Movistar+, Filmin)
Ainsi donc, ceux qui défendent avec acharnement une société unilingue en Catalogne se font dans le même temps les avocats d’un certain bilinguisme dans le reste du pays. Mais l’Espagne n’est pas avare de ces contradictions idéologiques permanentes…
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