L’Espagne en crise est devenue un champ d’expérimentation politique d’où émerge une nouvelle génération de responsables politiques. Tout à gauche, pour succéder à la figure controversée du stalinien Santiago Carillo – dont l’historien britannique Paul Preston vient de publier une lumineuse biographie -, un très brillant député, Alberto Garzón, commence à faire parler de lui. Homonyme du célèbre juge anti-corruption Baltazar Garzón, le plus jeune élu des Cortès ne peut que retenir l’attention des étrangers que nous sommes. Le calme des propos, une solide formation d’économiste à l’université Complutense de Madrid font de cette nouvelle icône de la génération sacrifiée un talentueux vulgarisateur pour un monde en perte de repères. Déjà, un récent sondage publié par El País (du 28/04) montre que les Espagnols le placent en troisième position des personnalités capables de « régénérer la vie politique espagnole », à seulement quatre points d’un ponte du PSOE.
Jugez plutôt : cet homme de 27 ans a déjà 100 000 abonnés sur Twitter. Il vient de publier un essai[1. La gran estafa, Ediciones Destino, Barcelone : 2013. Ouvrage non traduit d’où proviennent toutes les citations suivantes.] qui fait fort bien le point sur les origines de la crise, tout en s’élevant contre les ravages et la corruption dans le monde politique. On boit du petit lait à lire ce qui pourrait être du Dupont-Aignan ou du Mélenchon des bons jours lorsqu’on l’entend diagnostiquer la crise européenne : « À quoi sert notre constitution si, après l’accord entre le parti socialiste et le parti populaire, on donne la priorité aux banques par rapport aux citoyens ? À quoi sert l’union Européenne et ses institutions, si son unique rôle est de consolider la position du système financier, tout en ignorant la dramatique situation des citoyens ? En définitive, à quoi servent-ils s’ils se montrent incapables de régler les problèmes des gens ? ». Et Garzón de remonter aux origines de la construction européenne, davantage le fruit « d’alliances gouvernementales » que d’un véritable projet fédéraliste. « Pour la France, ce fut une priorité, dès le début, de neutraliser (…) l’Allemagne. Mais l’unique moyen d’atteindre cet objectif était d’établir une alliance qui arrimât ensemble les leurs deux économies. Pour l’Allemagne, par contre, la France représentait un marché utile où elle pourrait exporter et fortifier sa position continentale et asseoir les bases d’une future réunification de l’Allemagne ». Cet économiste fait aussi de la politique, et c’est devenu beaucoup trop rare, dans les jeunes générations de responsables européens, pour ne pas être noté.
On ne peut qu’être séduit par une outrecuidance que l’on jugera fort bienvenue chez ce courageux résistant à l’oligarchie. Alberto Garzón s’est payé le luxe d’enregistrer, alors que c’est interdit, une audition à huis-clos, aux Cortés, de Mario Draghi, et de rendre public l’enregistrement. On l’y entend déclarer, sur un ton posé mais résolu, au chef de la Banque Centrale européenne, qu’il le voit comme « le représentant d’un pouvoir anti-démocratique » et ne souhaite rien moins que le voir être jugé « en compagnie de M. Trichet » pour avoir trahi l’idéal européen.
Tout l’enjeu du combat de Garzón dépend de la capacité de son partie, Izquierda Unida (Gauche Unie) à récupérer l’immense mouvement populaire d’indignation et de révolte que suscite la crise, notamment les Indignés. Ces derniers n’auront finalement produit qu’une plate-forme contre les expropriations de millions d’Espagnols devenus insolvables face à des banques voraces. La multiplication des charivaris organisés par l’extrême gauche devant les domiciles de responsables politiques dont les prises de position ne sont pas appréciées, ces escraches (littéralement « signalement », inaugurés en Argentine il y a quelques années) n’est pourtant pas pour rassurer la gauche parlementaire, dont Izquierda Unida. Organisme protéiforme, ce parti réunissait initialement un large spectre politique allant d’anciens communistes… aux carlistes. Dans une Espagne qui serait, comme la France, en 1789, – ou plutôt 1808, quand débuta sa Guerre d’indépendance contre la domination étrangère – et dont toutes les institutions, jusqu’à la monarchie, sont ébranlées, celui qui offrira le premier une vision claire des choses obtiendra à coup sûr l’adhésion massive de ses concitoyens. Et il se pourrait bien qu’Alberto Garzón soit un jour l’heureux élu à qui on saura gré d’avoir été courageux avant tout le monde.
Ce qui pourrait bien fait mouche, aux yeux des Espagnols, se trouve dans l’analyse de Garzón – notamment dans un chapitre de son livre intitulé « ressusciter Marx » – quand il lie la crise morale – la référence gramscienne est décidément à la mode – et la crise économique qui touchent son pays. Il y voit le produit d’une trop grande propension à la tolérance héritée de la période des nécessaires compromis entre des forces jusque-là irréductiblement ennemies, négociations qui avaient permis à la démocratie de s’instaurer, avec la constitution de 1978. En Espagne, l’ère des demi-mesures est révolue. À crise radicale, critique radicale !
*Photo : Alberto Garzon.
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