« Une et indivisible. » Comme les maillons d’une chaîne. Comme la promesse d’un roc qu’une femme avait choisi d’étudier. C’est au moins ce qu’espérait Virginie Chaillou-Atrous ; écrire l’histoire d’une France détachée du continent. Spécialiste de l’engagisme, forme de salariat contraint imposé à des travailleurs immigrés, qui s’est substitué à l’esclavage à la Réunion à partir de 1848, l’enseignante française est en passe d’être nommée, en 2015, maître de conférence à l’université de l’île. Très loin de se douter qu’un an et demi plus tard… elle n’y aura toujours pas mis les pieds. La jeune femme y est persona non grata. Son premier crime : venir de Nantes, champion français des ports négriers.
Tout commence en juillet 2014 : Sudel Fuma, la figure locale ès histoire de l’esclavage, décède en mer dans des conditions fumeuses. Son poste est libre, il faut un remplaçant. Comme il se doit, le processus de recrutement est lancé. Et la fiche de poste publiée : « Histoire de l’esclavage et de l’engagisme dans les colonies du sud-ouest de l’océan Indien au xixe siècle. » « Le sujet de ma thèse ! » s’emballe la grande brune de 37 ans qui, bien sûr, s’empresse de postuler. À raison : après entretiens et concours, son nom pointe en haut du classement. Mais patatras : Prosper Eve, le président du comité de recrutement, refuse ce choix. « Avec la mort de son ami, il devient le seul spécialiste créole sur place, nous fait remarquer Virginie. Lui ne veut personne à ce poste et n’a pas réussi à placer son candidat. » Insatisfait, Prosper Eve fait donc capoter le concours…
Une opposition très républicaine…
Et le temps passe : un mois… six mois… un an ! Début 2016, le poste est finalement re-proposé. Mais là, bis repetita : Virginie re-postule ; Prosper Eve sonne son glas. Entouré de trois de ses collègues, l’influent professeur, qui n’est plus responsable du recrutement, décide de snober le comité. Au motif que des candidats réunionnais auraient été écartés de la liste des postulants. Un candidat réunionnais, il y en a pourtant bien un : Albert Jauze, 59 ans, agrégé à l’ancienneté. Le vote finit par avoir lieu, Virginie l’emporte encore. Mais Albert Jauze finit second. Et ça, le Crefom ne l’accepte pas.
Le Crefom, créé en 2014, c’est le Conseil représentatif des Français de l’Outre-mer. Une asso’ régionaliste qui ne s’assume pas, qui parle « valeurs du vivre-ensemble » quand elle pense « d’abord les nôtres ». Son « bureau » regroupe deux sénateurs, une députée, plusieurs acteurs et… une ministre : son ancienne vice-présidente, Ericka Bareigts, est chargée des Outre-mer depuis qu’elle a coulé, en moins de six mois, son secrétariat d’État – REP « l’Égalité réelle ». Un parterre très républicain convoqué par Prosper Eve pour dénoncer… « le recrutement d’une candidate originaire de Nantes ». La décision n’est pas encore officialisée que le mot d’ordre est passé : il faut chasser « la Nantaise ».
En bon mouvement politique, le Crefom, d’abord, n’attaque pas frontalement : il se défend de tout « localisme », dénonce un simple vice de procédure. Mais, le lendemain de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, il fustige, dans une lettre, « cette nomination » qui serait « perçue comme une véritable insulte à la mémoire de l’historien disparu ». Voire pire pour son délégué régional : comme « une provocation à l’adresse de la population locale ».
Une responsable associative: « Nous empêcherons cette personne qui n’est pas réunionnaise d’enseigner »
La population locale ? Au moins sa fraction identitaire. Grâce à elle, les choses deviennent plus claires : « nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher que ce soit un autre candidat qu’un Réunionnais qui ait ce poste. Nous empêcherons cette personne qui n’est pas réunionnaise d’enseigner. » C’est Ghislaine Bessière – de l’association Rasine Kaf dont le but assumé est de « revaloriser la place des Kaf dans la société réunionnaise » – qui s’étouffe de la sorte. Les « Kaf » ? En gros les Noirs, les descendants d’Africains. « Comment des intellectuels n’ont-ils pas vu l’outrage, le crachat à la figure [qu’est la nomination d’une métropolitaine] ? » embraye un autre militant, le journaliste Vincent Fontano. « Et ce n’est pas de n’importe quelle ville, mais de Nantes, port négrier, que l’on veut écrire l’histoire de l’esclavage à[access capability= »lire_inedits »] La Réunion », martèle cet habitué du Crefom.
C’est fort de « Kaf ». Mais ça manque de poésie. Alors Prosper Eve – encore lui – se fend d’une tribune et dégaine ses plus beaux vers. Jugez plutôt : « Peuple réunionnais/ méfiez-vous comme de la peste/ de ceux qui vous jettent au visage/ avec un brin de suffisance :/ “Qui est Réunionnais ?” / Vous êtes là en face d’experts qui ont érigé le mensonge en vertu […] Pour eux,/ vous n’êtes rien […]/ comme ils avancent drapés dans le manteau de Marianne/ bonnet phrygien sur le crâne […] ils veulent vous faire admettre […] qu’ils sont à la Réunion chez eux/ que cette île est à eux/ qu’ils ont des droits/ qu’ils ont tous les droits. » Et de conclure en prof d’histoire : « L’Histoire ne se renouvelle pas./ Elle se décline sur le même tempo,/ Pour les colonialistes d’hier/ Et les néocolonialistes d’aujourd’hui. »
Boum. L’équation devient toute simple : Français métropolitain = néocolonialiste. Ça c’est pas de chance pour Virginie. D’autant que ces vers sont relayés par… les réseaux sociaux du Crefom. Qui, à l’époque, est dirigé par un homme, Patrick Karam, proche soutien du « Républicain » Sarkozy. Patrick Karam, homme de cabale. En 2005, lors de l’affaire Pétré-Grenouilleau, c’est déjà lui qui monte au créneau : porté par un mouvement similaire, le Collectifdom, ce défenseur des droits de l’homme s’insurge et porte plainte contre « les insoutenables propos révisionnistes » de l’historien, coupable de ne pas voir « des génocides » dans « les traites négrières ». Un « vrai problème » pour Christiane Taubira : l’affaire prend un tour national. Avide de reconnaissance, le tout jeune Collectifdom réclame la tête du parjure.
Prosper Eve a raison : l’histoire « se décline sur le même tempo ». Pour évincer Virginie, Patrick Karam rejoue la même scène. Le conseiller régional d’Île-de-France, qui n’a pas souhaité nous répondre, écrit d’abord au ministère. « Autonomie des universités », répond ce dernier. En retour, une pétition, signée par 1 300 personnes, est lancée par six universitaires – dont un Réunionnais – pour défendre Virginie et « que le mérite prime sur l’origine ». Frustrés, Patrick Karam et sa cour saisissent alors le tribunal administratif qui, sensible à un vice de forme, suspend la nomination de l’ex-future maître de conférence.
A la Réunion, une personne sur quatre au chômage
Depuis, le Crefom, toujours plus influent localement, s’est reconverti en fixeur-entremetteur pour le Pôle emploi de là-bas. Fin septembre, un cas semblable s’est présenté sur l’île. Marylène Hoarau, Réunionnaise de la Réunion, est évincée de son poste de directrice du parc national. Sans attendre le nom de son successeur, Patrick Karam se mobilise, écrit une lettre et l’envoie illico sur le bureau de la ministre. Le Crefom craint « un recrutement inadéquat ». Plainte entendue : pour remplacer la Réunionnaise, un Réunionnais tient la corde.
L’emploi des Réunionnais. Vaste propos, dont le Crefom a fait son cheval de campagne : le sujet est sensible, donc porteur. Un emploi, à la Réunion, une personne sur quatre n’en a pas. Chez les moins de 24 ans, plus d’un sur deux. Au total, plus de 150 000 personnes sur une population de 840 000 habitants. Jusqu’au deuxième trimestre 2016, c’était le département de France le plus touché. Depuis quelques semaines, il est deuxième, derrière la voisine Mayotte.
Alors bien sûr, voir des zoreilles (nom créole donné aux métropolitains de la Réunion) faire 10 000 km pour occuper un poste qu’on pourrait pourvoir à pied… Sans compter que lesdits zoreilles occupent souvent des postes à responsabilités – dans l’administration notamment – et bénéficient de la prime de « vie chère » accordée aux fonctionnaires. Une sur-rémunération de 53 % par rapport à leurs homologues métropolitains, pour compenser la différence de coûts de la vie entre l’Hexagone et la Réunion. Une prime de vie chère quand les autres Réunionnais, eux, ont la vie chère sans la prime… La liaison est vite faite : les zoreilles sont vus par certains comme des mercenaires venus de loin, pour s’en mettre plein les poches sur le dos des habitants locaux.
À la Réunion, Virginie Chaillou-Atrous n’est pourtant pas une étrangère. Au début des années 2000, l’étudiante nantaise – qui est en fait vendéenne – se cherche un sujet d’étude. Elle rencontre le professeur Jacques Weber et se prend de passion pour l’engagisme. Direction la Réunion. « Partie pour y rester trois mois, j’y ai vécu pendant deux ans. » Ses recherches avancent et intéressent feu Sudel Fuma. Encouragée, elle décide d’y consacrer sa thèse. Mais la jeune femme de 21 ans doit rentrer précipitamment : sa demande de bourse lui a été refusée…
Pas tous des descendants d’esclaves…
« Presque personne n’avait travaillé sur mon sujet, les Indiens, l’engagisme à la Réunion. Et je me suis rendue compte que des “Africains”, pas seulement des “Indiens”, étaient aussi arrivés comme engagés à la Réunion, et non comme esclaves, explique Virginie. À partir de là, je me suis attirée les foudres de tout le monde. Des “Indiens” de la Réunion parce que dire qu’il y avait eu des engagés africains c’était les rabaisser, eux, au rang d’esclaves. Et des “Africains” parce que dire que certains de leurs ancêtres étaient arrivés par l’engagisme, c’était minimiser la mémoire de l’esclavage. » Tous les Réunionnais d’origine africaine ne seraient pas des descendants d’esclaves. L’histoire ne serait ni blanche ni noire. La thèse de Virginie remet en cause les fondements de la mémoire réunionnaise, le ciment de souffrance sur lequel repose, en partie, son unité. « Je recevais des têtes de poulets coupées devant chez moi pour me jeter des sorts. » Il faut croire que ça a marché : « Je me suis fait beaucoup d’ennemis. Mon dossier de bourse est passé en conseil scientifique et a été refusé par les élus locaux parce que, en substance, je n’étais pas réunionnaise. En quoi cela pouvait-il bien m’intéresser de travailler là-dessus ? Ce n’étaient pas mes ancêtres… »
On lui sert le même reproche aujourd’hui. « Nous disons à ceux qui prétendent venir nous apporter “leur savoir”, “leur excellence”, comme autrefois les esclavagistes prétendaient apporter aux esclaves, et l’humanité, et la civilisation, que le principe de l’assimilation fonctionne sur le même schéma, à savoir qu’il faut “se conformer” à l’idéologie dominante appelée parfois républicaine, de la France hexagonale. […] Et si vous en faites les frais, madame, aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce que vous êtes “nantaise” mais parce que vous représentez le symbole de ce que l’on ne veut plus à la Réunion : un(e) zoreille imbu(e) de son savoir et de ses compétences, qui se place du côté de l’Excellence et qui prétend apporter aux Réunionnais ce dont ils ont besoin sans qu’ils le sachent eux-mêmes. » La tribune est signée Lantant Pou Lanplwa Lokal, une flopée de groupes identitaires, d’où émergent Rasine Kaf et le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) de France. Les deux mêmes qui, plus tôt dans l’année, dénonçaient carrément « un génocide culturel ».
L’histoire est faite par les vainqueurs. Plus rarement par les chaises vides. À l’université de la Réunion, l’une des moins bonnes du pays, le poste de « maître de conférence en histoire de l’esclavage » est vacant depuis 900 jours. Après avoir sanctionné la forme, le tribunal administratif de la Réunion jugera bientôt le fond.
Identitaire, sociale, économique, mémorielle… l’affaire de « la Nantaise » a tout du drame français. Le drame d’une République, « une et indivisible ». Comme les maillons d’une chaîne dont on veut se libérer. [/access]
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