Aucune raison que la Normandie échappe à la contrition mémorielle ! Étalée sur trois sites, à Rouen, au Havre et à Honfleur, l’exposition « Esclavage, mémoires normandes » rappelle avec moult détails le (bref) passé esclavagiste de la région. De quoi oublier la guerre de Cent Ans et les marines de Boudin.
Ceux pour qui l’histoire de la Normandie entremêle encore bien naïvement des images de vigoureux Vikings, de ducs intrépides et de batailles décisives contre l’Allemagne nazie pourront réviser leur copie jusqu’au 10 novembre grâce à l’exposition sobrement intitulée « Esclavage, mémoires normandes ». Une exposition reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et qui bénéficie, à ce titre, d’un soutien financier exceptionnel de l’État ainsi que du soutien intellectuel et moral –moins exceptionnel – de tout ce que notre pays compte de professionnels de la repentance collective.
Implanté sur trois sites – Rouen, Le Havre et Honfleur – ce triptyque culturel programmatique du bon vivre-ensemble à la française invite à regarder la Normandie et les Normands (sic) à travers leur implication dans la traite atlantique et l’esclavage entre 1750 et 1848. La tapisserie de Bayeux et son épopée de quelque 70 mètres de lin brodé de fils de laine, merveilleusement modernisée par le peintre David Hockney en une fresque-hommage à sa région de cœur (A Year in Normandy, 2021), est appelée à faire pâle figure à côté de la tragédie humaine qui s’est jouée au XVIIIe siècle dans les balles de coton brut débarquées des colonies de Saint-Domingue, de la Guadeloupe et de la Martinique.
La traite normande
Nous sont présentés les ports négriers de Rouen, du Havre et de Honfleur, le rhizome capitaliste de la traite rouennaise, la présence normande en Afrique pour le commerce des esclaves, le nombre de bateaux, le nombre de voyages de ces navires (136 depuis Honfleur au plus fort du pic négrier, soit un total de 37 323 esclaves embarqués sur les côtes d’Afrique et destinés à être vendus dans les Caraïbes), les conditions de vie des esclaves à bord, l’air suffoquant, les maladies, les filets de protection dont on ceignait les entreponts pour éviter les suicides, etc. L’heure n’est plus aux épopées ni aux images d’Épinal, mais aux actes de contrition grandiloquents et au chapitrage mémoriel en bonne et due forme : les descendants de Guillaume le Conquérant et de Richard Cœur de Lion ont été de tristes négriers prêts à tout pour jouir des retombées économiques du « roi coton » autour d’une tasse de café. Qu’on se le dise.
Rien de mieux pour nous le dire, d’ailleurs, que les textes préliminaires au catalogue de l’exposition signés par ces nouveaux Bernardin de Saint-Pierre que sont les préfets, maires et responsables culturels de la région Normandie, qui, de « tache indélébile sur notre histoire de France » en « éclairage inédit qu’offre l’exposition » sur cette période « sombre » de nos aventures collectives, se prêtent avec un zèle inégalé à l’autocritique (« notre ville contribua activement à ce crime contre l’humanité », Édouard Philippe) tout en sermonnant le visiteur à coups d’expressions labellisées mens sana : société de consommation, racisme, ségrégation, discrimination, chemin de résilience collective, être sincère avec son passé, avenir commun, générations futures…
Cette véhémence à condamner l’esclavage (en Occident) dont personne (toujours en Occident) ne minimise aujourd’hui l’horreur ni ne condamne l’abjection met mal à l’aise. Elle rappelle l’entêtement des enfants à revendiquer haut et fort la bonté des bons et la méchanceté des méchants, dans un monde qu’ils souhaitent réparti à parts égales des deux côtés de la ligne médiane de la morale. Autant de pensée et de philosophie, autant d’épreuves collectives douloureusement consenties par le passé pour en arriver à ces naïvetés de confessionnal et au sabir de quelque obscur maître de conférences nommé commissaire scientifique de l’exposition :« Au rôle négatif sur le plan mémoriel dû à l’absence de support matériel dans le plus grand port de traite normand, il s’est ajouté pour cette traite celui de la mise en place tardive de lieux de production des savoirs destinés à enrichir les connaissances et la mémoire autour de la traite et de l’esclavage » (Éric Saunier). Que nous est-il arrivé ? Les grandes tragédies du XXe siècle suffisent-elles encore à expliquer ce besoin de muséifier à tout-va le combat contre le Mal dans une langue de surcroît enlaidie, charabiesque et comme vidée de son sens ?
Rien de plus absurde donc que de réunir, dans un même musée, celui qui cherchait à rendre les simples beautés de nature et ceux qui cherchent à exposer de façon simpliste et obscène les grandes laideurs de l’histoire
Que nous est-il arrivé, en effet, pour que le lieu choisi à Honfleur pour l’un des trois volets de cette exposition sur l’esclavage soit le Musée Eugène-Boudin, rue de l’Homme-de-Bois, un musée de peinture créé en 1868, enrichi à l’origine par des artistes ou amateurs honfleurais de naissance ou de cœur et qui porte le nom de celui qui l’a doté, de son vivant, du legs le plus prestigieux ? Ce musée est un hymne à la Côte de Grâce et à la campagne normande. Les vues d’Honfleur, de son port, de ses plages, de la place Sainte-Catherine, de son marché aux poissons côtoient les pommiers et les champs de blé environnants. Eugène Boudin (1824-1898), fils de marin et père des impressionnistes, célèbre pour ses « prodigieuses magies de l’air et de l’eau » et ses « beautés météorologiques » (Charles Baudelaire), a couru le motif et le cachet, obsédé par le caractère fugitif de la lumière et l’accent vrai de la mer qu’il dépouille de ses drames romantiques.
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Eugène Boudin est le peintre normand des nuages, du gris flou d’un ciel maussade et de tous les gris des ports, des fichus blancs éblouissants des pêcheuses de Berck, des taches de couleur que font les bourgeois parisiens à bavarder sur la plage de Trouville, du frémissement des voiles des bateaux de pêcheur gorgées de cette lumière éclatante et passagère qui colore la brise marine. Volontiers moqueur de cette bourgeoisie normande enrichie par le commerce colonial « qui [a] balle de coton et sac de guano enrichi d’un cabrouet sur champ d’azur » (Carnets), il n’a aucune tendresse de classe pour les plus humbles qui n’ont besoin, selon lui, que de ronflant et de gros sel. C’est donc dans le musée de ce peintre qui aura passé sa vie à courir après les bateaux et à suivre les nuages le pinceau à la main, à butiner par-ci, par-là quelques bouts de ciel et de marines, que l’on expose aujourd’hui la maquette d’un brick utilisé pour la traite atlantique et que résonnent des enregistrements de voix d’enfants lisant des textes relatifs à la traite négrière française. Chroniqueur des différents états du ciel, comme le nomme joliment Laurent Manœuvre dans son Petit dictionnaire autobiographique de Boudin (Belin, 2014), ce grand peintre n’a été historien que des formations d’alluvion, comme le notait déjà en 1883 le critique d’art Gustave Geffroy. Rien de plus absurde donc que de réunir, dans un même musée, celui qui cherchait à rendre les simples beautés de nature et ceux qui cherchent à exposer de façon simpliste et obscène les grandes laideurs de l’histoire.
C’est pourtant la mode aujourd’hui : phagocyter des structures ou des établissements qui ont pignon sur Patrimoine, dépouiller un lieu de sa fonction et de son sens originels, dé-cis-identifier les espaces (eux aussi ont droit à la sacro-sainte fluidité). Des églises sont réhabilitées en ateliers pour artisans d’art. Des escape game sont organisés par la région Normandie au sein de l’Abbaye aux Dames. À la veille du 80e anniversaire du Débarquement, le Mémorial de Caen accueille des expositions telles que « Années pop, années choc ». L’une des plages de ce débarquement (Ouistreham) accueille un jour l’hommage présidentiel à la « simplicité bienveillante »(sic) de Léon Gautier, dernier héros français des commandos Kieffer, et le jour suivant une séance de réveil musculaire ouverte à tous les âges (dégoulinante, c’est à souhaiter, de cette même « simplicité bienveillante »). Quoi de plus normal, dès lors, que de faire temporairement d’un musée de peintures de paysage un lieu de mémoire de l’esclavage ? Après tout, notre époque est aussi l’héritière d’une grande tradition baroque, travaillée par le jeu des apparences et des vérités, de l’enveloppe et du cœur du réel. Ne revenons en tous les cas au Musée Eugène-Boudin qu’après le 10 novembre, une fois terminé le commerce triangulaire de la repentance subventionnée entre Rouen, Le Havre et Honfleur. Le baroque post-moderne a des limites.
À voir (ou pas)
« Esclavage, mémoires normandes », Musée Eugène-Boudin, Honfleur, jusqu’au 10 novembre. Esclavage-mémoires-normandes.fr