« Si 12 Years a Slave ne remporte pas l’Oscar du meilleur film ce soir, les membres de l’Académie des arts et sciences du cinéma seront accusés de racisme ! » La petite blague d’Ellen DeGeneres, animatrice de la 68e cérémonie des Oscars, le 2 mars, n’a pas vraiment dissipé l’embarras qui flottait dans l’air du Dolby Theatre de Los Angeles. Tout le monde l’avait compris : le film de Steve McQueen ne relevait pas d’un jugement artistique, mais politique, voire moral. Il s’agissait de ne pas laisser passer Hollywood pour un repaire de racistes. La campagne menée par la production auprès des 5777 votants avait donné le ton. Avec un slogan sobre : « Il est temps ! » Temps de quoi ? De réparer une injustice, ainsi que le cinéaste l’a expliqué à Sky News quelques semaines avant les Oscars : « La Seconde Guerre mondiale a duré cinq ans, mais il y a des centaines et des centaines de films sur cette guerre et sur l’Holocauste. L’esclavage a duré quatre siècles, mais moins de 20 films y sont consacrés. » La compétition des victimes n’est pas une spécialité française. La culpabilité de l’homme blanc non plus. Deux membres de l’académie des Oscars ont avoué au Los Angeles Times, sous couvert de l’anonymat, qu’ils avaient voté pour le lauréat sans avoir vu le film, dont ils craignaient qu’il fût trop éprouvant – non sans raison, certaines scènes étant particulièrement violentes. Alors que 12 Years a Slave apparaissait comme la Liste de Schindler des Afro-Américains, lui apporter son suffrage valait brevet de respectabilité idéologique. Le succès critique et populaire de 12 Years a Slave, tiré des mémoires de Solomon Northup, homme libre kidnappé et vendu comme esclave au XIXe siècle, ravive la vieille tension entre histoire et mémoire. Dans les deux cas, il s’agit de représentations du passé : mais les unes, élaborées par des universitaires suivant des méthodes reconnues, s’attachent à rechercher la vérité, tandis que les autres, forgées par les communautés humaines, mystifient, glorifient ou, au contraire, dénigrent des événements ou des récits à des fins identitaires, religieuses ou politiques.[access capability= »lire_inedits »] L’histoire est scientifique, la mémoire idéologique. Bien entendu, dans la réalité, ces deux discours concurrents s’entrecroisent. Pourtant, alors que la question de l’esclavage investit de plus en plus le débat public, aux États-Unis comme en France, il faudrait plus que jamais pouvoir les distinguer l’un de l’autre. Tout le problème des lois mémorielles est qu’elles confèrent un statut institutionnel à des récits certes légitimes, mais destinés à des groupes spécifiques : or la loi, comme l’histoire, devrait valoir pour tous. En se concentrant sur les traites occidentales, à l’exclusion des traites interafricaines, la loi Taubira introduit une distorsion, non pas entre victimes mais entre coupables : certains coupables le sont plus que d’autres. En cela, elle est emblématique de la confusion entre histoire et mémoire.
Pour les défenseurs de la mémoire, l’esclavage est un crime contre l’humanité, voire un génocide, commis entre le XVIe et le XIXe siècle par des Blancs, essentiellement chrétiens mais aussi juifs, sur des Noirs africains. Tout est clair : le crime, les victimes, les bourreaux… et les nécessaires réparations. En revanche, l’histoire savante dessine les contours flous d’un phénomène beaucoup plus long et complexe. Pour y voir plus clair, il est intéressant de mettre en parallèle le film de Steve McQueen, objet de mémoire, avec deux ouvrages universitaires : Qu’est-ce que l’esclavage ? d’Olivier Grenouilleau[1. Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Gallimard, NRF, avril 2014.], une réflexion sur l’esclavage à travers les âges, et Where the Negroes Are Masters, de Randy J. Sparks[2. Randy J. Sparks, Where the Negroes Are Masters, An African Port in the Era of the Slave Trade, Harvard University Press, 2014.], l’étude minutieuse et documentée d’un comptoir de la côte ouest-africaine entre la fin du XVIIe et le milieu du XIXe siècle, à l’époque où la traite atlantique et le commerce triangulaire battaient leur plein. Pour les non-initiés, le tableau exposé par Sparks est pour le moins surprenant, puisqu’il évoque l’esclavage pratiqué par des Noirs. Dans le comptoir d’Annamaboe, situé dans l’ancienne « Gold Coast » (l’actuel Ghana, en Afrique de l’Ouest) et les territoires environnants, « les Noirs étaient les maîtres », comme le titre l’indique clairement. Pour être plus précis, les Fantis, un peuple, ou plutôt une coalition de tribus et de clans, dominaient la région et y dictaient leur loi. Certes, grâce à leur supériorité technologique écrasante, les Européens (Anglais, Français, Néerlandais, Danois et Américains) favorisaient le commerce. Ils créaient une demande en esclaves et fournissaient les moyens techniques et économiques pour y pourvoir, en particulier grâce à leur maîtrise des mers. Mais sur la terre ferme, les Noirs faisaient la pluie et le beau temps. Les Fantis, qui contrôlaient la côte et dominaient le commerce, vendant prisonniers de guerre, criminels, personnes endettées ou esclaves achetés sur les marchés locaux, étaient bel et bien à l’origine de l’offre. Les « caboceers », les chefs noirs qui contrôlaient la traite, envoyaient même leurs enfants s’instruire en Angleterre et en France, créant ainsi une véritable élite locale connaissant les langues, les coutumes et les cultures des différentes rives de l’océan et complètement intégrée au monde atlantique. L’exemple du prince William Ansah, fils de John Corrantee, le plus puissant des caboceers d’Annamaboe et de la Gold Coast, est édifiant. Reçu en 1750 à la cour de George II, le jeune homme fut fêté par la bonne société londonienne. Plus tard, quand les Français tentèrent de s’emparer du comptoir, ce fils « anglais » de John Corrantee défendit la cause de ses anciens hôtes, permettant finalement aux Britanniques de se maintenir.
Grâce aux armes à feu obtenues en échange des esclaves, et plus encore à leurs talents de négociants et de diplomates capables de jouer sur la concurrence entre les puissances européennes, les caboceers se sont taillé un petit empire florissant qui s’est écroulé au début du XIXe siècle, quand les Anglais ont aboli l’esclavage. Profitant de la faiblesse des Fantis, fragilisés par la fin de la traite, leurs ennemis traditionnels, les Ashantis, les ont alors vaincus. Mais les règles du jeu avaient changé, au grand dam des vainqueurs qui partageaient la même vision du monde que leurs adversaires, comme en témoignent les propos tenus par le grand chef ashanti devant un officiel anglais en 1818 : « Nous sommes une nation guerrière et, quand nous défaisons nos ennemis, nous les réduisons en esclavage. » Évoquant les 20 000 prisonniers capturés dans ses batailles victorieuses, il poursuivait : « Je suis obligé de les vendre ou de les tuer, sinon ils deviendront plus forts que nous et finiront par battre mon peuple. » D’autres témoignages de l’époque attestent aussi de l’incompréhension totale des élites africaines locales confrontées aux conséquences économiques et politiques de l’abolition de l’esclavage par les Britanniques.
Ce récit fort éloigné de l’imagerie courante de l’esclavage, généralement associé à la colonisation, montre à quel point le regard que portent aujourd’hui les Occidentaux sur l’histoire de l’esclavage est anachronique, voire mensonger.
Dans notre imaginaire, l’histoire est simple : les Blancs pénètrent dans les terres, colonisent des millions de kilomètres carrés, comme l’a fait le colonel Faidherbe au Soudan à partir des années 1850, avant de soumettre et de vendre les populations indigènes. Ce schéma mental nous empêche de voir que, un demi-siècle plus tôt, la situation était radicalement différente. Ce sont ces « voiles » du regard rétrospectif, qui déforment notre vision du passé, que le livre d’Olivier Grenouilleau permet de soulever. L’auteur des Traites négrières pointe une double illusion d’optique : non seulement, de quelques millénaires d’esclavage à l’échelle mondiale, nous ne retenons que les trois siècles d’esclavage en Amérique coloniale, mais de celui-ci nous ne connaissons que la fin, c’est-à-dire les quelques décennies précédant la guerre de Sécession (1861-1865). Résultat : pour nombre d’Occidentaux d’aujourd’hui, l’esclavage se résume aux images véhiculées par La Case de l’oncle Tom, Autant en emporte le vent, sans oublier Les Aventures de Huckleberry Finn. Or cette période, où l’esclavagisme est légitimé par une idéologie raciste et ancré dans un système économique et politique élaboré, est la plus cruelle. Mais c’est aussi le moment où il est le plus décrié et dénoncé. À sa sortie en 1852, La Case de l’oncle Tom, le roman d’Harriet Beecher Stowe, rencontre un énorme succès de librairie, incitant Solomon Northup à coucher sur le papier sa propre expérience : publié en 1853, 12 Years a Slave fut aussi, avec 30 000 exemplaires vendus, un véritable best-seller.
Cependant, la plupart des gens ignorent qu’au XVIIe siècle, des Blancs et des Noirs étaient indistinctement en situation d’esclavage. De ce point de vue, l’histoire d’Anthony Johnson, assez connue aux États-Unis, mais totalement ignorée chez nous, en particulier par les militants de la mémoire de l’esclavage, ne laisse pas d’être instructive. Né au début du XVIIe siècle dans l’actuel Angola, Johnson est fait prisonnier de guerre, vendu à un marchand arabe, lequel le cède à un commerçant qui l’amène en Virginie, où il est racheté dans le cadre d’un contrat d’« engagisme » (contrat d’esclavage limité dans le temps qui permet à l’esclave de se racheter), statut partagé à l’époque par des Noirs et des Blancs. Johnson a pu non seulement recouvrer sa liberté, mais aussi acheter des terres et des esclaves (quatre Blancs et un Noir) pour les cultiver.
Son histoire nous remémore donc un fait occulté : l’esclavage n’implique pas nécessairement des maîtres blancs et des esclaves noirs. Ce qui signifie qu’il n’a pas nécessairement partie liée avec le racisme. Si les esclaves de la traite atlantique étaient noirs, ce ne fut pas le cas dans d’autres temps et sous d’autres cieux. Notre focalisation sur l’Amérique du XIXe siècle, explique Grenouilleau, nous fait oublier les différents chapitres de la longue histoire de l’esclavage. Dans la Grèce et la Rome de l’Antiquité et du Moyen Âge, en Asie, les esclaves venaient de toutes les ethnies et de toutes les cultures. Souvenons-nous de l’opéra de Mozart L’Enlèvement au sérail[3. On peut mentionner aussi L’Italienne à Alger de Rossini, dont le livret a été écrit en 1813.], dont l’action se déroule dans le palais d’un pacha turc qui possède des esclaves européennes vendues par des pirates en Méditerranée – la « traite des Blanches ». Autre exemple connu : Miguel de Cervantès et son frère Rodrigues, capturés par des pirates au large de la Camargue en 1575 et réduits en esclavage à Alger. Nos lunettes déformantes révèlent l’emprise de la mémoire de l’esclavage sur son histoire.
Pour Grenouilleau, ces représentations trompeuses de l’esclavage sont nées de la campagne des abolitionnistes anglais et américains contre le commerce des esclaves. Pour convaincre l’opinion publique, ces militants d’une juste cause se sont abondamment employés à décrire l’effroyable réalité de l’esclavage. Le comble est que, si les abolitionnistes ont atteint leur but, l’esclavage ayant été aboli un peu partout en Occident (par les Britanniques en 1807, les Français et les Danois en 1848, les Hollandais en 1863 et les Américains en 1865), seules ce récit en noir et blanc (sans mauvais jeu de mots) reste gravé dans notre mémoire collective, les mérites des abolitionnistes étant oubliés ou minimisés au profit des crimes de leurs contemporains et concitoyens esclavagistes. Ce que résume Grenouilleau à la fin de son livre : « Les sociétés esclavagistes ne peuvent guère disparaître d’elles-mêmes. Elles ne cèdent généralement la place qu’avec les sociétés où elles sont nées. À une exception près : celle ayant vu, à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, apparaître les linéaments d’un mouvement abolitionniste international. »
Il ne s’agit évidemment pas de céder à la tentation révisionniste pour excuser ou légitimer une pratique qui, pour avoir été millénaire, nous semble aujourd’hui barbare et incompréhensible. Mais à l’heure où la mémoire de l’esclavage est l’un des ferments de l’hostilité que certains Français de souche récente vouent à la France, il est urgent d’inscrire cette mémoire dans une histoire délivrée de l’idéologie. « Chat échaudé craint l’eau froide » (voir encadré) : c’est avec une grande prudence que Grenouilleau rappelle que l’Occident est aujourd’hui perçu comme une civilisation esclavagiste, irrémédiablement raciste, alors même qu’elle est la seule à avoir combattu et aboli la traite, souvent au détriment de ses intérêts politiques ou économiques, tout simplement au nom d’une morale puisée dans une longue tradition religieuse et philosophique. En somme, si l’humanité entière peut avoir honte du crime esclavagiste, l’Occident peut s’honorer d’avoir mené et gagné le combat pour l’abolition. Il est urgent de le faire savoir aux jeunes générations d’Occidentaux, à commencer par ceux qui sont venus d’ailleurs.
L’affaire Pétré-Grenouilleau
Dans le Journal du dimanche du 12 juin 2005, Olivier Pétré-Grenouilleau (il a depuis pris le seul nom de Grenouilleau) est interrogé, entre autres, sur l’antisémitisme véhiculé par Dieudonné, qui attribue aux juifs un rôle particulièrement important dans la traite négrière. Dans sa réponse, ce spécialiste de l’histoire de l’esclavage analyse les effets pervers de la « concurrence mémorielle ». Au-delà du problème Dieudonné, il soulève le problème de la loi Taubira qui, dit-il, « considère la traite des Noirs par les Européens comme un “crime contre l’humanité”, incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides ». En effet, précise l’historien, « la traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances. » Or, quelques semaines plus tôt, le chercheur a publié Les Traites négrières[4. Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Éd. Gallimard, NRF, 2004.], une somme qui établit un bilan global de l’esclavage : dans le cadre de la traite transatlantique menée de 1450 à 1869, 11 millions d’Africains ont été arrachés à leur terre et envoyés vers les Amériques ou les îles de l’Atlantique – où 9,6 millions sont arrivés ; mais, entre 650 et 1920, les traites orientales (entre territoires africains ou vers l’océan Indien) ont été responsables de la déportation de 17 millions de personnes. Plus encore, pendant ces mêmes treize siècles, quelque 14 millions d’Africains étaient victimes de la « traite intérieure », autrement dit, étaient réduits à l’esclavage sans quitter le continent. Ce qui signifie que la moitié des victimes de l’esclavage ont été vendues par des commerçants qui n’étaient ni chrétiens, ni blancs. Ces données, qui contredisent l’histoire pieuse et accusatoire autour de laquelle communient des « descendants d’esclaves » (dont certains sont sans doute descendants d’esclavagistes), déplaisent fortement aux associations. L’entretien au JDD met le feu aux poudres. S’appuyant sur la loi Taubira, le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais porte plainte pour « négation de crime contre l’humanité ». Pour soutenir Olivier Grenouilleau, dix-neuf historiens (parmi lesquels Jean-Pierre Azéma, Élisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Marc Ferro, Jacques Julliard, Pierre Nora, Mona Ozouf, René Rémond, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock) publient dans Libération un appel pour la défense de la liberté de la recherche scientifique. Suite à la tournure prise par la polémique, le Collectif antillais retirera sa plainte. Mais cet épisode montre que l’esclavage est devenu un enjeu politique explosif, dont l’instrumentalisation peut nourrir toutes les revendications catégorielles.[/access]
*Image : Soleil.
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