En déclarant la destruction des juifs d’Europe incomparable à l’esclavage des Africains, Christine Angot a suscité la colère des associations noires. Dans notre pays communautarisé, les susceptibilités prennent désormais le pas sur la réalité historique. C’est oublier que l’étude de la Shoah ne vise pas à donner aux juifs un ascendant sur le monde, mais à éveiller les consciences.
Après que Christine Angot a tenté, dans l’émission de Laurent Ruquier, avec les précautions d’usage et en marchant sur des œufs, une analyse comparée des ressorts de la traite négrière et de l’extermination des juifs, on a vu monter sur les réseaux sociaux une colère noire, exclusivement. La semaine du scandale, on a vu chaque jour paraître une nouvelle vidéo dans laquelle un membre de la communauté, dont on espère sans trop y croire qu’il n’est pas plus représentatif que cela, venait rappeler à ses frères, à ses sœurs, aux Blancs et aux juifs combien l’esclavage avait été un crime. En se défendant de donner dans la concurrence victimaire et sans le moindre esprit de revanche, certains ont enrichi leur quart d’heure de célébrité d’informations précieuses pour la clarté du débat. Ainsi, ceux qui ont pris la peine de les regarder savent que le premier camp de concentration fut ouvert par les Allemands en Namibie ou que les kapos étaient des juifs qui battaient d’autres juifs. Quelles leçons vont-ils en tirer ? On se le demande.
On en trouve encore sur le net à la pelle et de tous les niveaux. Il y a de grands écarts de forme entre la prestation de l’étudiante métisse et indigéniste, coupe afro et vocable universitaire, et l’intervention du gros bras à l’élocution difficile issu d’une de ces milices de défense noire qui semblent avoir imité les juifs jusque dans le choix des mots et la couleur des logos. Mais sur le fond et sur le registre de l’ironie ou de l’intimidation, tous rejoignent ce descendant d’esclaves antillais et historien de l’esclavage invité en deuxième semaine en compagnie de deux autres professionnels de la négritude sur le plateau d’« On n’est pas couché » pour faire bonne mesure, quand il conclut son réquisitoire avec une pointe d’agacement dans la voix : « Avant de parler, demandez-nous, nous sommes les sachants. » À qui s’adressait-il au pluriel ? Et qui était son « nous » ? Les ignorants et les savants ? Les écrivains et les historiens ? Les Blancs et les Noirs ? Assistons-nous, après les accusations d’appropriation culturelle qui finiront par interdire aux Stones de jouer du blues, à l’extension du domaine de la lutte au procès de l’appropriation historique ?
Susceptibles: ne pas heurter
Que l’on tienne Christine Angot pour un grand écrivain ou une grande imposture, on doit lui reconnaître un certain courage. Après le samedi du scandale et avant celui de l’apaisement, j’ai été de ceux qui ont attendu de l’indomptable chroniqueuse, que des dizaines d’anonymes à webcam sortis de l’ombre ont abondamment traitée d’ignorante raciste, une réponse à la hauteur, une riposte disproportionnée, une explication ferme, une leçon de maintien et de la suite dans les idées. J’ai même, cette semaine-là, caressé l’espoir d’une saine colère, d’un verre jeté à la gueule du mal-comprenant issu d’un peuple qui a beaucoup souffert, d’un quittage de plateau intempestif au cri de « j’vous emmerde tous, je dis c’que j’veux ! ».
Hélas, comme avant elle tous ceux qui ont commis l’imprudence d’avoir heurté des susceptibles, comme ces théâtreux qui se couchent régulièrement quand des contrariés pleurnichent ou bousculent, Christine a présenté des excuses. Que voulez-vous qu’elle fît contre trois ? Comme tout le monde face à une communauté à fleur de peau : son mea culpa. Comme un universitaire timoré, une quelconque célébrité ou un politicien avisé, comme un de ces tièdes qui tiennent plus aux opinions d’un public, d’une clientèle ou d’un électorat qu’à la vérité de leur parole, avec les éléments de langage du repentant, elle s’est excusée d’avoir été mal comprise et pour les gens qu’elle aurait, bien involontairement, blessés. Il faut reconnaître qu’elle a dû se sentir bien seule, toute une semaine, en entendant sur toutes les chaînes de télé l’accabler ceux qui commentent et ne disent jamais rien de substantiel, ceux qui s’offusquent en meute et dénoncent les maladresses ou les dérapages, sans voir qu’il n’y a pas de route, qu’elle reste à tracer et que les limites qu’ils exigent pour les autres ne sont que celles de leur conformisme, ceux qui reçoivent des rappeurs comme des artistes pour rester dans le coup, les « Pierre Lescure » de service cette semaine-là et tous les autres du même tonneau.
Angot menacée
Critiquée massivement sur les médias, menacée par des Noirs professionnels et lâchée en rase campagne par presque tout le monde, la chroniqueuse s’est écrasée et la parole sur le service public avec. Où sont passés les savants, les scientifiques, les historiens de la Shoah ou de l’esclavage, et tous les vaillants défenseurs de la vérité historique ? Ont-ils débranché leurs téléphones, en souvenir de l’expérience de Pétré-Grenouillot, tous ceux qui auraient pu, dans une langue qui dissuade les cons primaires de leur disputer des sujets délicats, nous apprendre à nous méfier des rapprochements réducteurs et à éviter les amalgames ? Avaient-ils piscine toute la semaine, ceux qui ont depuis longtemps œuvré à démontrer le caractère unique de l’extermination des juifs d’Europe, ceux qui ont travaillé toute une vie pour livrer au monde et à l’époque le fruit de leurs travaux sur la spécificité de la Shoah ? Il aurait peut-être été opportun de rappeler que des nazis ont réduit des juifs en esclavage mais pas seulement, et utile de préciser qu’exploiter la force de travail d’un homme jusqu’à épuisement, jusqu’à la mort dans un rapport de domination absolue est une chose et que rafler ses enfants à l’autre bout de l’Europe pour les assassiner et faire disparaître leurs restes en est une autre. L’opportunité de l’exploitation, même sans humanité et avec racisme, et le projet de l’extermination, c’est différent. L’expliquer, ce n’est pas hiérarchiser. Et quand bien même, pourquoi faudrait-il s’interdire d’avoir un avis sur la question ? Je doute qu’un homme à qui l’on donnerait le choix entre l’un ou l’autre destin tragique réponde que ça lui est égal et qu’il refuse de choisir si l’on doit lui mettre des fers aux pieds ou plutôt jeter ses enfants dans des fours, parce qu’on ne doit pas établir de hiérarchie dans la souffrance. Il aurait peut-être été utile de rappeler que l’étude de la Shoah ne vise pas à donner aux juifs un ascendant sur le monde, mais à éveiller les consciences.
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On peut être un peu gêné par la prudence de certains intellectuels, on peut aussi la comprendre. À quoi bon s’aventurer dans une bataille où il n’y a que des coups à prendre ? Qui a envie de jouer le rôle du raciste dans les médias et les opinions avec son lot d’insultes, d’attaques et d’intimidations ? Qui est prêt à se mettre à dos une armée d’esclaves imaginaires ? Et pour qui dans un pays en voie de communautarisation façon tiers-monde, dans une société qui compte toujours moins de citoyens affranchis et libres de penser au-delà de leurs appartenances originelles, toujours plus de minoritaires aux fiertés mal placées, aveugles et sourds aux savoirs communs, et une majorité qui pense que rien ne justifie que l’on provoque des colères ou que l’on déclenche des conflits ? Il semble que la défense d’une réalité historique ne mérite plus que l’on prenne le risque de contrarier une communauté susceptible. Il est donc devenu plus judicieux de la fermer pour préserver le vivre-ensemble que de l’ouvrir pour éclairer les citoyens.
L’armée des esclaves imaginaires attise la concurrence des mémoires
On ne crée pas de tabous, tous peuvent parler de tout, mais sous conditions. Pour oser un discours nuancé, pour avancer des vérités gênantes sur des sujets communautairement sensibles, il vaut mieux avoir la couleur ou la religion appropriée. Insidieusement, des interdits apparaissent qui s’appliquent sur des critères ethniques, et la crainte des conflictuels comme des conflits les entérinent. Nul besoin aujourd’hui d’une autorité pour mettre à l’index ou prononcer une fatwa, il suffit d’une minorité agissante dans le virtuel et parfois menaçante dans le réel, prête à tout pour faire reculer les libertés de tous et d’une majorité paresseuse qui plaint trop souvent les « victimes » et sermonne les « provocateurs ». De même qu’on a renoncé au blasphème pour ne plus blesser certains de nos compatriotes tout en clamant que nous étions tous Charlie, on en vient à renoncer à raconter une histoire commune même dans le respect de la rigueur que la science exige, et pour la même mauvaise raison. Le journaliste américain Phillip Knightley écrivait en 1918 que la vérité est la première victime de la guerre. Elle est déjà la première victime du multiculturalisme.