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Érotisme d’hier, pornographie d’aujourd’hui

Au sens le plus noble du terme, c’était du cinéma.


Érotisme d’hier, pornographie d’aujourd’hui
Glissements progressifs du plaisir, Alain Robbe-Grillet, 1974. © D.R

La réédition de Cérémonies de femmes (Grasset) sous le véritable nom de son auteur, Catherine Robbe-Grillet, nous replonge dans les saveurs et complexités d’une société érotique. À l’inverse, avec Quelques mois dans ma vie (Flammarion), Michel Houellebecq nous tend le miroir d’une société bassement pornographique.


L’érotisme est caché, c’est sa définition même. L’érotisme, c’est cette rose cueillie dans les jardins de Bagatelle, retenue par la jarretelle du bas d’Anne, la petite esclave de Claire. L’épine enfoncée dans la chair, mais la rose elle-même, et le mince filet de sang qui marque la blancheur de la cuisse, occultés par la jupe que l’on a pris soin de laisser retomber sur la fleur.

C’est l’une des scènes de L’Image, un joli roman à coloration SM paru aux Éditions de Minuit en 1956 et signé Jean de Berg, qui plus tard enfanta Jeanne de Berg, pseudonyme habituel de Catherine Robbe-Grillet. Qu’Alain Robbe-Grillet, qui initia son épouse aux jeux sadomasochistes que j’ai vus jadis perpétrés au château du Mesnil-au-Grain, ait mis la main à L’Image, c’est ce que tendrait à prouver l’étude lexicale de l’ouvrage. L’Image est bien plus près du Voyeur (1955) que des Cérémonies de femmes parues initialement en 1985 et que Catherine vient enfin de signer de son nom d’épouse, en renonçant aux pseudonymes.

Ces jeux étaient marqués du signe de la simulation. Au sens le plus noble du terme, c’était du cinéma. Rien d’étonnant, Catherine fut l’interprète et la coscénariste de certains des films de son sulfureux époux.

La pornographie aussi est du cinéma – mais au sens le plus bas du terme. Si Trans-Euro-Express (1967) ou Glissements progressifs du plaisir (1974) sont des films si intellectuels qu’ils en sont parfois arides, c’est qu’ils s’adressent à l’organe central de la sexualité – le cerveau. Monde d’en haut, dirait Bakhtine. La pornographie ne s’exerce que sur le monde d’en bas.

Nous avons, en une cinquantaine d’années, glissé d’une société ancienne et érotique, où le discours et l’image flirtaient avec la suggestion et l’équivoque – le passage au tutoiement dans Quai des brumes, Bardot au début du Mépris, Romy Schneider dans La Piscine – à une société pornographique où seuls comptent mensurations et gros plans. Le basculement a eu lieu dans les années 1970. Voir l’adaptation ridicule de L’Image en 1975, avec Rebecca Brooke : ce qui en mots était d’une perversité amusante devient, en images, d’une niaiserie démonstrative. Just Jaeckin a réussi le même ratage intégral avec Histoire d’O, la même année : ce qui en mots et en 1954 était d’un érotisme brûlant comme la glace est devenu un livre d’images léchées.

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L’érotisme donne à deviner, la pornographie expose. Dans un monde du moindre effort et de la consommation immédiate, la pornographie devait triompher. Jeanne de Berg l’a observé : « Dans le sadomasochisme, j’ai observé un dépérissement à partir des années 1980. » L’imagination a déserté les soirées, et il n’en est resté qu’un dress code à l’entrée de Cris et Chuchotements (9, rue Truffaut – l’ennui tout cuir).

Ce qui fait l’érotisme, c’est l’infraction – et Catherine, élevée dans une foi catholique rigide, en est un témoignage parmi tant d’autres. Les grands siècles de l’érotisme en France furent des siècles sous emprise morale. Le XVIIIe, par exemple, a enfanté aussi bien Thérèse (philosophe) que Justine et Juliette. Le XIXe et le début du XXe, embués de morale bourgeoise, ont produit les écarts jouissifs de Musset dans Gamiani, ou d’Apollinaire (dans Les Onze Mille Verges).

Cet érotisme-là marque la grande victoire des femmes, quoi qu’en pensent les puritains d’aujourd’hui, presque tous de gauche. Féministes, les héroïnes de Marivaux, de Crébillon, de Laclos, de Sade. Catherine Robbe-Grillet ou Emmanuelle Arsan appartiennent à cette filiation, où les coups de fouet ont commencé à s’abattre dans le cadre des pénitences. Et les amateurs éclairés savent bien qu’un être ligoté de contraintes morales est bien plus susceptible d’écarts grandioses qu’un contemporain « libéré » – et esclave de la mode, du qu’en-dira-t-on et du wokisme.

Michel Houellebecq, littérairement parlant, n’a jamais appartenu au monde d’avant. Ses héros lamentables font du tourisme sexuel en Thaïlande et consomment, au lieu d’explorer. L’érotisme, le vrai, ne consiste pas à jouer à l’horizontale avec des zones érogènes, mais à s’insinuer dans une psyché pour y défricher la zone grise, entre fantasmes et désirs, où l’on est tenté d’entrer sans savoir quel sera le bout et l’objet de la quête. Catherine dit très bien que le fantasme est « la cosa mentale de Léonard de Vinci – cette chose qui est dans la tête et qui vient s’ajouter à la réalité ».

Expliquons, pour les hilotes. Le viol est un fantasme pour 99 % des femmes. Mais savoir à quel moment une fessée, jeu très ordinaire, peut être remplacée par des coups de fouet ou de canne, c’est tout autre chose. Dix coups ? Cinquante coups ? Deux cents coups ? Avec incision au cutter des boursouflures ? Assez bas sur les cuisses pour qu’en prenant un verre à la terrasse du Fouquet’s, on montre innocemment aux passants ce que l’on est ? La contemporanéité balance entre le ridicule du pseudo-BDSM (les Fifty Shades of Grey d’E. L. James) et le pseudo-réalisme du film industriel.

Michel, peut mieux faire

Héros malgré lui – au sens alsacien du terme, si je puis dire – d’un film pornographique, Houellebecq raconte dans Quelques mois dans ma vie (Flammarion), ce qu’il a ressenti quand il a compris qu’une sextape où l’on voit ses ébats avec une actrice hollandaise consentante allait être diffusée sur le Web. Et en profite pour narrer une séance de domination houllebecquienne en diable – je vous en fais juge :

« Entièrement nue à l’exception d’un bandeau qui recouvre ses yeux, la femme se voit attachée par des courroies aux quatre coins du lit, bras et jambes largement écartés. Un oreiller placé sous sa tête facilite l’accès à sa bouche. Un second placé sous ses fesses place sa chatte en position élevée, la livrant entièrement au regard (dans un premier temps). Il s’agit ensuite, pour la femme, simplement d’attendre. Il appartient alors à l’homme d’utiliser ses doigts et sa langue pour amener à leur point d’excitation maximale les deux orifices offerts. Il peut à tout moment s’arrêter, laisser passer un temps, employer sa bite à une pénétration brève, s’interrompre à nouveau, se livrer à de nouveaux baisers, lécher le clitoris, s’arrêter encore avant d’utiliser toutes ses forces pour baiser à fond la bouche et la chatte. C’est une manière exquise d’occuper un après-midi d’été lorsqu’il fait trop chaud pour aller à la plage. »

Mauvais scénario de série Z, et certitude de s’ennuyer ferme, entre deux courants d’air inopportuns et l’envie de faire pipi. Allons, Michel, vous pouvez mieux faire : relisez Catherine.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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