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L’amour en toutes lettres

"Eros, l'encre du désir", un essai puissant sur l'amour


L’amour en toutes lettres
Frédéric Ferney et Jean-Jacques Vincensini. © Albin Michel.

Dans un essai érudit, notre chroniqueur Frédéric Ferney et Jean-Jacques Vincensini racontent les noces de l’amour et de la littérature, leurs métamorphoses au cours de l’histoire et des civilisations. une lecture salvatrice à une époque où ce sentiment est, lui aussi, arraisonné par le politiquement correct.


Le hasard a voulu qu’au moment où j’attaquais la lecture d’Éros, l’encre du désir, de notre ami Frédéric Ferney écrit avec son compère Jean-Jacques Vincensini, je termine la lecture du Lys dans la vallée, de Balzac. J’ai décidé, depuis quelque temps, de relire Balzac dans les vieilles Pléiade de l’édition Bouteron qui ont un avantage miraculeux : elles sont dépourvues de notes, d’appendices, de variantes, de préfaces. Il ne fait pas bon être trop éclairé dans la lecture d’un classique, surtout s’il s’agit d’un roman d’amour. L’amour, Ferney et Vincensini le montrent assez dans cet essai à l’érudition fluide et joyeuse, nous concerne tous depuis toujours et pour toujours : rien ne doit parasiter la rencontre, celle des amoureux comme celle du lecteur avec cette encre du désir, qui est aussi un désir d’encre.

Offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas

Ferney et Vincensini se livrent à un bel exercice d’élucidation sur les manières dont l’amour et la littérature ont célébré leurs noces, tantôt sauvagement convulsives, tantôt miraculeusement harmonieuses, tantôt interdites…Et soulignent le clair-obscur qui préside à ces noces en se penchant sur un mythe fondateur, celui d’Éros et de Psyché vivant un amour involontaire et infini né d’une maladresse : Éros doit tirer une flèche sur Psyché pour la rendre amoureuse d’un autre et se blesse lui-même.

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Alors, que disent nos auteurs du Lys dans la vallée, cette étrange histoire d’amour empêché, dans laquelle un jeune homme se voit rejeté par sa promise après lui avoir avoué son ancienne relation platonique avec une femme plus âgée ? Double échec. Éros est impitoyable quand on ne va pas jusqu’au bout. Tels Ferney et Vincensini : « Les accents lyriques et chastes de Félix de Vandenesse devant une céleste créature, Henriette de Mortsauf, dans Le Lys dans la vallée, nous font sourire. Cela ne nous fait même pas envie. » C’est que, pour eux, le désir obéit à la loi du talion, il se venge d’être refusé. Lacan, qui est évidemment cité, résume magistralement cet empêchement amoureux : « Lamour, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas. » Évidemment, cela ne convient pas à Éros qui veut que les corps s’unissent, se « connaissent » comme on dit dans la Bible. C’est bien de cette tension, de cette contradiction que naît la littérature amoureuse.

Il faut lire ce livre comme un manifeste implicite de résistance à ce qu’est devenue aujourd’hui la représantation de l’amour

Les noces de l’encre et de l’amour sont universelles. L’amour se fait, parfois mal, parfois bien, mais il s’écrit toujours. « L’amour, sinon quoi ? » est ainsi le titre du premier chapitre : « Pourquoi lit-on des romans, inutile de tourner autour du pot ? On le sait bien.[…] On juge un écrivain à sa capacité à décrire “la chose”. C’est pour chacun, puceau, mystique ou libertin, une épreuve de vérité où il risque de se perdre, s’il ne se trouve. » Félix de Vandenesse, narrateur du Lys dans la vallée, appartient à la catégorie des puceaux. Cela n’empêche pas, quoiqu’en pensent les auteurs, de donner un grand roman d’amour. D’ailleurs, ils n’hésitent pas, aux deux extrêmes de leur livre passionnant, à convoquer la figure de deux écrivains qui, à défaut d’avoir été puceaux, ont tout de même été de grands empêchés, Stendhal et Kafka. Sans compter Houellebecq, « l’anti-Stendhal » pour qui l’amour aujourd’hui est d’abord l’expérience d’une solitude radicale dont Barthes nous avait prévenus dans ses Fragments d’un discours amoureux, dès 1977 : « Le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. »

L’amour, une invention française

On retrouve au fil des pages les grands moments, historiques et esthétiques, de cette aventure protéiforme d’Éros cherchant l’encre qui le célébrera. Elle est présente dans la poésie persane médiévale, dans le cycle arthurien, dans le siècle de Louis XIV et dans « les postures et impostures du romantisme », où Hugo et Musset en prennent pour leur grade, mais où Baudelaire sauve l’honneur tant il est vrai que Les Fleurs du mal viennent clore cette période que Ferney et Vincenzini n’aiment guère.

Pour eux, selon la formule de Seignobos, l’amour est une invention du xiie siècle et une invention française, de surcroît. C’est le temps des troubadours. Leurs chansons inspirent ensuite les premiers écrivains de l’amour : Chrétien de Troyes, Marie de France, Béroul qui met en forme l’histoire de Tristan et Iseult, encore une histoire d’amour empêché, encore une histoire de philtre qui joue le même rôle que la flèche d’Éros. Aimer, c’est se blesser soi-même, dans une divine maladresse.

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Invention française, sans doute, mais qui n’est pas née exnihilo. Il faut lire les pages consacrées au Cantique des cantiques, ce merveilleux poème érotique que les théologiens ont eu l’intelligence d’intégrer à la Bible en lui donnant une dimension symbolique. Ce que nous ne pouvons maîtriser, car la passion charnelle dévaste tout si on n’y prend garde, il faut le transcender. Génie du christianisme, aurait pu dire Chateaubriand : faire passer Éros pour Agapè, vieille distinction platonicienne dont on trouve, sous la plume de nos auteurs, une lumineuse explication.

La richesse des références, des aperçus, des allers et retours dans le temps font d’Éros, l’encre du désir une somme qui fera date. Rassurons le lecteur : ce livre est le contraire d’un pensum universitaire. Il faut le lire comme un manifeste implicite de résistance à ce qu’est devenue aujourd’hui la représentation de l’amour. Bien sûr, l’amour a toujours été subversif, il est violent, incontrôlable, bouleverse les imaginaires, va de pair avec l’émancipation politique comme chez Sade ou Breton. Il n’y a pas d’amour heureux, disait Aragon. Oui, mais il y a une encre heureuse de l’amour, toujours heureuse, même pour dire le malheur d’aimer. Elle semble avoir pourtant disparu aujourd’hui, tant l’amour est coincé entre les mâchoires du discours woke néopuritain et de la pornographie numérique.

Pour desserrer cet étau, ce livre vous sera un allié précieux.

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Octobre 2021 – Causeur #94

Article extrait du Magazine Causeur




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