Les documentaires sur Ernst Jünger que diffuse actuellement Arte révèlent à quel point persistent à son sujet les malentendus plus ou moins intéressés. Oui, il a été pétri de chevalerie teutonne. Non, il n’a pas été un intellectuel du nazisme, il a même participé au complot contre Hitler en juillet 1944. Saisir la complexité de ce grand écrivain demande un petit effort.
Pas d’heure pour les braves ! À l’usage des insomniaques et autres nyctalopes, dans la nuit du 5 octobre Arte diffusait, coup sur coup, signés tous deux du même réalisateur, Falko Korth, des documentaires où l’immense écrivain Ernst Jünger (1895-1998) tenait une place de choix. Le premier, à l’approche de minuit, est un inédit qui a pour titre : Le Pen, Jünger et la Nouvelle Droite. Curieuse façon d’instrumentaliser post mortem la haute figure de Jünger, pour la réduire à un pur jalon idéologique. Lui succédait le second opus, millésimé 2019 – une rediffusion, donc, centrée sur L’Écrivain Ernst Jünger – c’est le titre. Orné toutefois d’un sous-titre passablement emphatique : « dans les tréfonds de l’Histoire ». Vivent les raccourcis. On peut utilement revoir le film sur arte.tv jusqu’au 3 novembre. Mais puisque – élections obligent – l’Europe vit à l’heure allemande, c’est surtout l’occasion, pour Causeur, de célébrer les mânes d’un très grand monsieur bien malmené par la postérité.
A lire aussi : Ernst Jünger: contre le nihilisme, la beauté
Le malentendu
De fait, sur Jünger, à dessein ou faute de prendre la peine de le lire en entier, le malentendu n’en finit pas d’être exploité. L’homme s’éteint paisiblement à près de 103 ans – un âge qui autorise à avoir eu plusieurs vies. Or ses contempteurs – à l’instar, parfois, de ses fervents admirateurs eux-mêmes – s’emploient à le tirer par la manche : ils trient, lui arrangent un portrait opportunément adapté à leurs vues. Ce, sans jamais restituer ce titan des lettres germaniques, non seulement à sa fantastique longévité, mais aussi à sa complexité. Quel rapport, en effet, entre ce fils de bon bourgeois (son père, chimiste, avait fait fortune dans la pharmacie) qui, mauvais élève mais lecteur boulimique, s’engage à 16 ans dans la Légion étrangère, avant de se ruer en tête brûlée dans la Grande Guerre, et le patriarche entomologiste et transhumant, collectionneur de sabliers et de coléoptères ? Entre le néo-nationaliste de l’entre-deux-guerres et l’officier mondain, francophone et francophile qui, sous l’Occupation, passe, en uniforme, du Raphaël où il a son logement de fonction à son bureau du Majestic, non sans vouer au Führer et à son régime un mépris et une haine inextinguibles ?
Lorsqu’en 1982, le prix Goethe vient couronner son œuvre, verts et socialistes d’outre-Rhin se drapent dans le même manteau de l’indignation. Aujourd’hui encore, beaucoup s’acharnent à ne voir en lui que le fourrier intellectuel du nazisme. Il serait temps d’appréhender Ernst Jünger de façon moins sommaire. Et de reconnaître, au-delà du hiératisme cristallin de son écriture, sa vraie grandeur dans la tragédie du xxe siècle.
Reprenons.
