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Eric Zemmour, le salaire de la peur

La plume au vent, la chronique de Frédéric Ferney


Eric Zemmour, le salaire de la peur
Frédéric Ferney © D.R.

S’il n’est pas encore candidat, il est déjà en campagne. Va-t-il peser électoralement ? Idéologiquement, c’est fait. A défaut d’un futur président, les Français ont-ils choisi un nouveau maître d’école ?


Je le crois sincère, même quand il a tort. Je le crois aussi trop artiste dans son portrait d’une France qui n’existe qu’en songe. C’est le malheur de son pays qu’il veut peindre, mais il ne fait que prédire ce qui a déjà eu lieu. Et il se contente jusqu’ici de s’affliger devant ce qui s’annonce. Le passé est sa seule utopie.

Quand on a une vocation de prophète, on doit savoir nommer les choses, et il faut faire peur. Zemmour y excelle. Tour à tour jovial et renfrogné, fier de sa suprématie, il ne se démonte pas, il impose sa subjectivité et son tempo, il se barbouille le visage d’un petit rire sacripant ; et il oppose à la sottise de ses adversaires ses propres outrances.

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Un homme sensible ? Son éviction de CNews l’a surpris et blessé plus qu’il ne le soupçonnait. Avec une tête philosophique embrumée par la rage, hissé sur son trépied comme la Pythie, Zemmour a été souverain dans cet exercice qui consiste à hurler : « Au feu ! » Quitte à simplifier.

Une sincérité acérée

D’où vient sa force de persuasion ? Las des incantations fourbues des politiques de tous bords, il dit ce qu’il pense, il pense ce qu’il dit, et il rugit quand ils bêlent. Déplaire, c’est déjà convaincre… À rebours d’un Péguy, d’un Mauriac, il peine à concilier l’excès et la nuance. Zemmour est avant tout un Français, c’est-à-dire un terrible raisonneur. Le serait-il moins si son prénom était Angelo, Carl ou Heinrich ?… Un Français mais la place qu’il accorde aux femmes lui crée un voisinage fortuit avec les mollahs les plus idiots. Comme s’il échouait à vaincre une peur ancestrale, une disgrâce intime, on ne sait quel atavisme !

Depuis Voltaire, si on écrit des livres, c’est pour troubler l’ordre public, non ? Comme lui, un peu grisé de sa prépondérance, Zemmour ricane quand il est sincère. Il recense les veuleries de nos élites, brave les fausses pudeurs des belles âmes, pourfend les naïfs qui nous gouvernent – ces progressistes sont pires que des dealers ! Il fait rougir les coupables et, quand il désigne les têtes, il s’en excuse presque avec une grimace de fakir gagné par la modestie. Zemmour est ainsi devenu l’ambassadeur des litiges – le favori des ultras (ils ne sont pas tous illettrés) et un trublion pour tous les électeurs, à droite comme à gauche. Car s’il n’est pas encore candidat, il est déjà en campagne.

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Monsieur le président-professeur Zemmour

Qui est donc ce souriceau qui s’invite sans trembler à la table du lion, du renard et du loup ? Où le situer sur l’échiquier du désir présidentiel ? Va-t-il peser électoralement ? On ne sait pas encore. Idéologiquement ? Le mal est fait. Le seul problème, c’est les Français : De Gaulle le disait, ils ne sont jamais à la hauteur. De quoi ? De leur destin, pardi ! À défaut d’un futur président, nous avons donc un nouveau maître d’école. Un polémiste – du grec polemos, la guerre. Sa préférence : la diatribe. Son thème : le déclin de l’Occident, les immigrés, la trahison des clercs – leurs obscures allégeances, leurs penchants suicidaires, leurs renoncements. Sa cible : la chienlit démocratique. Son arme fatale : l’ellipse. Et la digression historique.

Zemmour qui décrit l’épilogue de notre roman national avec l’encre de l’épopée ne s’accomplit que dans l’ultime. La France est sa muse. Ce n’est pas un bonnet rouge – un beau nez rouge, non merci – qu’il arbore, c’est un heaume et un cimier. Nous étions le pays des rois saints et des fées, celui de Geneviève et de Jeanne, nos chevaliers avaient au poing le glaive évangélique qui repoussa les hordes, Asiates, Maures ou Vandales. La France qu’il aime a délivré, Montjoie !… Jérusalem et ravagé Constantinople, elle a ébloui et conquis l’Europe, grâce à Charlemagne, à Napoléon, ce dieu vivant !

L’histoire n’est pas un livre

Un nouveau Templier ? Qu’il rue ou qu’il s’agenouille, sous chacune de ses pensées, hélas, se cache un soupir que ses followers transforment en invective. Quant à son nouveau livre, c’est un bréviaire du nationalisme intégral [1]. Je ne partage pas son rêve secret d’une Grande Muraille, ni sa nostalgie de la ligne Maginot, ni la plupart de ses idées : même quand elles sont (souvent) justes, elles ne sont pas toujours vraies, et il les gâte par une ivresse, par un mépris du détail qui dans une pensée fait toute la différence. Zemmour préfère s’enfermer dans un système où il peut prêcher à son aise au détriment de la complexité [2].

Ce que son intelligence détecte, sa paranoïa sacrée l’obscurcit.

Alors il ergote, il ratiocine, il monte dans les tours.

Ce doctrinaire de l’âme oscille entre Cassandre, Gorgias et Pétain, entre des vérités irrespirables, des sophismes habiles et de fâcheuses analogies qui l’ont fait parfois condamner par les tribunaux. À son aune, on le devine, Macron est un mou, et Marine Le Pen une ignare.

Et alors ?… Il ne dérape pas, il retentit.

Avec cela, ces fragments d’un discours amoureux sont pétris de rancœur envers les femmes. Faut-il s’en offenser ? J’y vois – quand on a grandi en France, sans l’excuse d’être né sous une tente en Arabie, par exemple – une faute de grammaire.

Et une faute de goût.

En vérité, Zemmour, s’il a le mérite de convoquer le temps long, se trompe d’époque, il rêve d’une clameur ardente et unanime, d’une peuplade pieuse qui serait la nôtre depuis Clovis. Il confond la France avec le Saint-Esprit. Obsédé par l’islam conquérant un peu comme Drumont l’était par les juifs, il fait de son cher pays un bastion – et nous promet une île ! De quelle Béotie nous parle-t-il ? En croyant nous relever, il nous abaisse au rang d’une contrée.

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Notre histoire le montre, tout ce qui ailleurs rassemble – la patrie, la religion, l’argent, la race, le peuple même – nous divise. Ce qui nous relie, c’est la discorde. On est invité à relire Duby et Mona Ozouf quand on a trop lu Bainville ! En attendant Zemmour a beau jeu de sonner le tocsin de la France éternelle – « la France seule », comme disait Maurras en faisant voltiger son gourdin d’Ancien Régime. On respire une belle odeur de chou dans son livre, et une saveur de revanche dans son succès – qui se souvient aujourd’hui qu’il a raté deux fois l’ENA ?… Si sa férocité les amuse, ses nombreux lecteurs ne vont-ils pas le punir un jour de leur avoir mis sous les yeux le miroir fumant de leurs abandons et de leurs lâchetés ?

Étant moi-même un peu masochiste, j’envie déjà la solitude mystérieuse qui sera la rançon de ses exigences.

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[1] La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021, p. 348.

[2] À sa façon, Éric Zemmour incarne un modèle insoupçonné : « l’intellectuel organique » selon Gramsci, le théoricien de « l’hégémonie culturelle » qui fut en 1921 l’un des fondateurs du Parti communiste italien.

Octobre 2021 – Causeur #94

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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