Entretien avec Laurence Trochu, présidente du Mouvement conservateur
Causeur. À la fin de son meeting de Villepinte, on a pu vous voir juste à la gauche d’Éric Zemmour. Une place de choix ! Mais quelle sera votre place dans la campagne électorale qui commence ? Qu’avez-vous négocié avec Éric Zemmour pour qu’il obtienne le soutien du Mouvement conservateur ?
Laurence Trochu. Cela ne s’est pas passé comme ça. Sur le plan programmatique, il n’y a pas eu de longues discussions, car nos démarches sont les mêmes : réfléchir en termes de priorités pour la France, s’appuyer sur les principes qui guident l’action politique et définir des mesures concrètes. Éric Zemmour a bien compris que le conservatisme à la française ne pouvait pas être qu’un conservatisme sociétal. Le conservatisme n’est pas une doctrine, mais un état d’esprit. C’est une philosophie de l’attachement et de l’enracinement, telle que la philosophe Simone Weil l’a très bien décrite.
Nous refusons de réduire le conservatisme aux sujets bioéthiques ou aux sujets de société, c’est un piège. Dire « je suis patriote sur les sujets régaliens, libéral en économie, et conservateur sur les sujets de société » relève d’une mauvaise compréhension de la pensée politique; il lui faut au contraire une cohérence qui embrasse tous les sujets concernés par l’action politique. C’est ce que permet le regard conservateur. Nous sommes attachés à une terre, à une histoire, à un mode de vie et à la lumière de cela, il ne s’agit pas de dire que nous allons rester bloqués dans un passé qui serait forcément meilleur qu’aujourd’hui – ce serait une vision nostalgique. Nous choisissons plutôt de nous inscrire comme des héritiers d’une civilisation, que nous recevons, aimons, protégeons et améliorons pour la transmettre. Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient. C’est finalement l’état d’esprit d’Éric Zemmour.
Concernant notre engagement, très concrètement, les forces vives du Mouvement conservateur seront mobilisées dans cette campagne. Quand on m’a confié la présidence de ce mouvement en 2018, je tenais absolument à ce qu’on en professionnalise les méthodes de travail. J’ai dit que je voulais bien être la présidente, mais pas forcément la directrice du mouvement et me suis donc entourée d’une directrice pour tout ce qui concerne l’opérationnel. Son travail est de gérer nos différents pôles : le pôle études, le pôle communication, le pôle élus, le pôle des fédérations, la communication et le pôle administratif et financier. C’est avec cette machine-là que nous arrivons dans la campagne d’Éric Zemmour. Nous arrivons auprès de lui forts de notre expérience de la campagne de 2016/2017 pour François Fillon. Nous avons un savoir-faire sur les campagnes électorales, leur organisation territoriale et une grande agilité grâce à des militants facilement mobilisables dès lors que la cause les motive.
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Combien de militants compte actuellement votre mouvement ?
Aujourd’hui, c’est un réseau qui se réveille. Depuis les échecs de la droite en 2017 et en 2019, la perte d’espoir qu’a suscité le départ de Laurent Wauquiez de la direction de LR, les doubles adhérents LR-Mouvement conservateur disent être à fond derrière nous, mais n’arrivent pas à voir où LR veut aller. Beaucoup d’adhérents disaient accepter d’être dans nos fichiers, de recevoir nos newsletters mensuelles, mais ils ne voulaient plus qu’on donne leurs coordonnées à LR. Nous leur avons proposé d’être « Les amis du Mouvement conservateur » et cela nous a permis de faire vivre un fichier de 9000 sympathisants. En ralliant Valérie Pécresse, LR a finalement clarifié sa ligne et sa stratégie. Avec l’émergence d’Éric Zemmour, lequel s’est adressé à tous ces Français qui se sentaient un peu perdus à droite depuis deux ou trois ans, une espérance est née.
À la tribune, vous avez dit que « depuis des années, les conservateurs alertent sur la décomposition idéologique de la droite », en quoi Éric Zemmour change-t-il la donne selon vous ?
Je me réjouis qu’Éric Zemmour conçoive le débat politique comme un débat d’idées. Chez nous, au Mouvement conservateur, on a toujours conçu le débat politique comme devant respirer de ses deux poumons : d’une part la réflexion sur les idées et d’autre part l’action politique, précisément ce que la droite n’a pas su faire après la victoire d’Emmanuel Macron. Le président sortant a été comme un chien dans un jeu de quilles : avec son « et de droite et de gauche, ni de droite ni de gauche », il oblige la droite à se redéfinir, à surmonter une crise d’identité : de quoi la droite est-elle le nom? Une question devait être traitée comme une priorité : est-ce que la droite a, avec Emmanuel Macron, une différence de degré ou une différence de nature ? Il y a différence de nature, si la droite part d’une conception de l’homme et de la société fondamentalement différente de celle du progressisme d’En marche.
Nous observons trois points saillants: Emmanuel Macron a gagné cette élection sur une ligne post-nationale, qui conçoit la souveraineté à l’échelle européenne ; une ligne multiculturaliste où « il n’y a pas de culture française, il y a, en France, l’expression de différentes cultures » ; et enfin, une ligne transhumaniste, d’où ces révisions des lois de bioéthique qu’on a vues depuis 2019, où l’homme se retrouve coincé entre l’animal d’un côté (avec le mouvement spéciste), et l’homme-machine de l’autre (avec les défis liés au numérique et à l’intelligence artificielle). À l’exception de quelques voix isolées et courageuses, LR était muet sur tous ces sujets et n’incarnait pas une opposition assumée à ces trois aspects-là. Notre mouvement s’est donc rapproché de tous les penseurs conservateurs, nous avions comme interlocuteur principal Roger Scruton outre-Manche, qui est la grande figure contemporaine du conservatisme, mais aussi Jean-Philippe Vincent, Mathieu Bock-Côté, Frédéric Saint Clair. Nous avons essayé de comprendre comment les intellectuels étaient à même aujourd’hui d’anticiper le politique. Je pense aussi à Alain Finkielkraut. Emmanuel Macron a voulu imposer un affrontement entre le camp progressiste qu’il revendiquait, et le camp populiste dans lequel il avait installé Marine Le Pen comme seule adversaire. C’était une manière habile d’évacuer du champ politique la droite représentée par LR. Mais il a mélangé des choux et des carottes! Le progressisme est un regard sur le monde qui consiste à dire que demain sera forcément mieux qu’hier, que tout changement est synonyme de progrès ; alors que le populisme est une manière de gouverner, et non une vision sur le monde. On a donc cherché à opposer à ce progressisme la réponse conservatrice, qui prenne réellement le contre-pied de cette vision du monde qui inspire Emmanuel Macron et LREM.
Tout ce travail de fond a abouti en 2020 à une grande consultation adressée aux Français. De leurs 240 000 contributions est né Le Manifeste du conservatisme. C’est la première déclinaison politique et pratique d’une pensée conservatrice, qui recense des priorités pour la France à la lumière de principes déclinés en propositions concrètes. Nous sommes allés avec ce document à la rencontre des parlementaires LR, nous avons remis ce manifeste notamment au président des LR Christian Jacob et à Olivier Marleix qui était en charge de l’aspect programmatique de la campagne à venir. Au printemps dernier, nous sommes retournés voir Éric Zemmour, lequel a estimé que nous avions réussi cette traduction du conservatisme qu’aujourd’hui personne n’avait faite, qu’aucun mouvement ou parti politique n’avait revendiqué jusqu’alors.
À Villepinte, vous avez également affirmé que « la famille, c’est là que tout commence et que tout doit recommencer ». En quoi la famille est selon vous un élément clé de la « reconquête » voulue par Zemmour ?
Protéger les liens familiaux, c’est aussi construire la cohésion nationale.
La structure familiale est la cellule de base, et c’est par là qu’il faut tout recommencer. Éric Zemmour ne parle pas d’éducation nationale, mais d’instruction. Les parents sont en effet les premiers éducateurs de leurs enfants, il est hors de question que l’École prenne leur place.
Pendant la période de confinement, la famille a été soit la valeur refuge pour ceux qui avaient la chance d’avoir une famille solide ; soit l’accélérateur de la décomposition de situations sociales terribles. En tant que Conseiller départemental, j’ai vu l’explosion des violences intrafamiliales (conjugales ou de parents à enfants), j’ai vu la solitude des personnes âgées, ou la difficulté des parents à faire l’école à la maison dans les familles où il y avait des dysfonctionnements antérieurs mais aggravés par le phénomène de vase clos lié au confinement. Le confinement nous a montré qu’à chaque fois que la famille est fragilisée dans son fonctionnement propre, c’est l’éducation des enfants et la vie professionnelle des parents qui sont en péril. On a vu les difficultés criantes propres aux mères célibataires, qui n’avaient aucun relais pour jongler entre leur travail et leurs enfants. Les familles fragilisées par des divorces ou des séparations ont encore plus souffert que d’autres.
Mais la famille traditionnelle est attaquée. Éric Zemmour reviendra-t-il sur la PMA sans père ou sur le mariage homosexuel ?
Là aussi nous avons un point commun : Éric Zemmour raisonne en termes de priorités. Il s’est engagé à remettre en cause la PMA sans père. En revanche, la loi Taubira n’est pas une priorité de son programme.
La démarche des conservateurs n’est pas de proposer un catalogue de « y a qu’à, faut qu’on » irréalistes. Éric Zemmour aborde ces sujets avec sérieux. Il veut enrayer cette PMA qui met en place et organise une société où des enfants sont volontairement privés de père. La question de la loi Taubira serait, pour ses défenseurs et les médias qui en sont les relais, une formidable occasion de faire du buzz et d’occulter les autres sujets fondamentaux de la campagne. Il faut être pragmatique. Certaines choses sont faisables aujourd’hui, d’autres ne le sont pas. Il y a avant tout un souci d’unité de la nation à préserver. La première priorité d’Éric Zemmour, c’est l’identité et il y a un énorme chantier à ouvrir.
Qu’avez-vous pensé de la bousculade survenue au fond de la salle dimanche ?
Moi qui ne suis pas en accord avec lui, je pourrais aller à un meeting de Mélenchon pour voir, discrètement, par curiosité, ce qui s’y dit ! Visiblement ce n’était pas l’intention de ces militants d’extrême gauche. Quelles étaient les intentions de ces personnes exactement ? Les antifas ont recours aux méthodes qu’ils dénoncent eux-mêmes, des méthodes de fascistes, d’hyper violence qui sont détestables et qui le sont d’autant plus que ces gens se présentent comme les tolérants. Venir perturber un meeting politique de cette manière, c’est faire la preuve d’une grande intolérance, car c’est vouloir empêcher un débat politique. Or la définition de la tolérance, c’est précisément de supporter ce qu’on a du mal à comprendre et ce avec quoi on n’est pas d’accord. Et je ne parle même pas de la violence qu’a subie Éric Zemmour. Je rappelle qu’il a quand même un poignet abîmé, et neuf jours d’ITT à cause de cette personne qui s’est littéralement jetée sur lui !
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Est-ce que la vie privée d’Éric Zemmour est un sujet ? Les mauvaises langues disent qu’il est un peu cocasse que le Mouvement conservateur ou VIA [ex-Parti Chrétien Démocrate] choisissent un candidat de confession juive qui fait la une de la presse people. Que vous inspirent ces attaques ?
Ce qui est cocasse, c’est de voir que la presse – notamment la presse qui pourrait être considérée libérée d’une vision traditionnelle de la famille ou du mariage – devienne tout d’un coup très prude vis-à-vis d’Eric Zemmour ! Quand ça concerne ce candidat-là, bizarrement ça choque. Il y a un paradoxe. On n’évalue pas un candidat à la présidentielle sur des choix de vie privée ou de confession religieuse, ce qui relèverait d’une discrimination que d’aucuns sauraient bien nous reprocher si elle était dirigée contre un autre candidat… Donc je ne vois pas pourquoi s’appliquerait à Éric Zemmour une discrimination qu’on n’imaginerait pas appliquer à un autre.
Depuis 48 heures, des sondages donnent Valérie Pécresse potentiellement victorieuse au second tour. Il me semble que sur les questions concernant la famille, la filiation ou l’éthique, elle n’est pas si éloignée que cela de vous. Auriez-vous misé sur le mauvais cheval ?
De quelle Valérie Pécresse parlez-vous ? La candidate de 2022 qui n’a absolument jamais abordé les sujets de société ? Ou bien celle de la campagne des Régionales de 2015 qui était sur les podiums de la Manif pour Tous, et qui se faisait fort d’avoir dans son équipe des conservateurs de Sens Commun parce qu’ils avaient le vent en poupe et que ça pouvait rapporter des électeurs ? Je dénonce son inconstance. Pour l’avoir côtoyée, mes doutes sont élevés et j’ai un vrai problème de confiance avec la personnalité de cette candidate. Nous avions invité Valérie Pécresse à la Journée du conservatisme du 26 septembre, elle devait y participer ; ayant appris la présence d’Éric Zemmour – qui n’intervenait pourtant pas au même titre qu’elle – elle a annulé sa venue, car elle ne voulait pas être associée à un événement où le nom de Zemmour était apposé. Mais cela ne lui a pas posé problème d’aller à la Fête de l’Humanité où elle s’est affichée avec les héritiers d’un communisme sanglant…
Côté économie, Éric Zemmour n’est-il pas dans un « prêt-à-penser souverainiste » ? Vous pouvez me dire que les questions identitaires ou sécuritaires priment sur l’économisme, mais j’ai la désagréable impression que chaque mesure économique annoncée par votre candidat vise un public spécifique (un 13e mois pour les smicards, une baisse des droits de successions pour les petits patrons)…
Il ne s’agit pas d’une faiblesse. Éric Zemmour est dans un état d’esprit très différent de celui d’Emmanuel Macron, il est dans une logique de priorités.
Il propose un patriotisme économique et fait de la réindustrialisation une priorité qui n’est pas qu’économique. En effet, la désindustrialisation n’est pas seulement un défi économique, mais aussi un défi social et culturel. Les Français des petites et moyennes villes subissent un déclassement du quotidien sur un territoire qui a perdu toute attractivité, où personne ne veut venir s’installer. Donc quand Éric Zemmour mise sur la réindustrialisation, c’est parce qu’il veut avant tout refaire de la France une grande nation et en faire une nation autonome ; et parce qu’il a ce souci du bien-être des Français, toujours dans une philosophie de l’attachement à notre pays, son mode de vie et sa culture, il veut remettre de l’énergie pour vivifier un territoire et relancer cette fierté. On est loin de la vision d’une startup-nation, où la France ne serait vue qu’à travers les yeux des géants mondiaux qui pourraient dominer et asservir son tissu économique.
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