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«Ben voyons…»

Avoir une bonne plume pardonne-t-il comparaison aussi outrangeante?


«Ben voyons…»
D.R.

Dans l’hebdomadaire L’Obs, un chroniqueur propose un curieux parallèle…


On attire mon attention sur le texte d’un chroniqueur de l’Obs, que je lis bien volontiers puisque, comme chacun sait, je dois tout à l’Obs. En atteignant la dernière ligne, je comprends pourquoi on m’a conseillé de le lire.

C’est un article rigolo, où l’auteur raconte sa réticence à lire Mein Kampf dans le train. Tombant sur la réédition critique du célèbre manifeste d’Adolf Hitler dans une librairie, il décrit la fascination malsaine et honteuse que ce livre lui inspire :

« Je n’avais jamais tenu Mein Kampf dans mes mains. Lire Mein Kampf, me dis-je, c’est assurément quelque chose qu’on doit faire au moins une fois dans sa vie, comme sauter à l’élastique et aller dans un club échangiste. »

Quand des gens passent dans le rayon de la librairie, il range précipitamment le livre, redoutant d’être vu en train de feuilleter un ouvrage aussi infamant. On croirait la réaction d’un gamin dévorant en catimini un livre cochon. Pourtant, ce n’est que Mein Kampf, l’un des livres les plus mal écrits de l’histoire, imbuvable et très daté, scandé par de longs passages de logorrhée monomaniaque sur les Juifs. Si Hitler n’avait pas été érigé en nouveau Néron, symbole du mal absolu permettant d’alléger la responsabilité historique des gens qui ne sont pas lui et sans qui pourtant il n’eût jamais été celui qu’il fut, on ne parlerait plus de Mein Kampf.

Le chroniqueur de l’Obs réagit, en réalité, comme les petits lycéens devant lesquels on me demande régulièrement d’intervenir sur des thèmes comme « médias et manipulation » : mon exemplaire de Mein Kampf produit toujours son petit effet. Ils veulent le toucher, ils l’ouvrent n’importe où, ils s’attendent à trouver dedans des choses affreuses. Et comme le chroniqueur de l’Obs, ils ne trouvent rien.

« Je l’ouvris au hasard, espérant lire les pires choses jamais écrites, mais je ne tombai que sur des phrases banales : « « Je buvais ma bouteille de lait et mangeais mon morceau de pain » ».

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Il craint de se trouver des points d’accord avec Adolf Hitler:

« Et si soudain, me dis-je avec effroi, je pensais : « Sur ce point précis, Hitler n’a pas tort » ? J’ai la mauvaise habitude de sauter toutes les préfaces et d’ignorer les annexes, aussi je risquais de lire Mein Kampf sans aucune déconstruction critique. Je me crois prémuni contre le nazisme, mais le suis-je vraiment ? Ne risquais-je pas de me faire ensorceler par un charme pervers et inattendu de l’hitlérisme ? »

Je ne sais pas de quel « charme pervers et inattendu » il parle mais pour ma part, je trouve que certains passages de Mein Kampf sur la « couardise bourgeoise » sont plutôt bien vus. Et si j’apporte Mein Kampf lors de mes conférences, c’est pour dégonfler la thèse de l’existence d’une propagande nazie qui serait d’une nature spécifique et démoniaque : le témoignage d’Adolf Hitler nous montre que le dictateur n’a eu d’autre dessein que de copier les méthodes de manipulation en cours dans les grandes démocraties depuis la Première Guerre Mondiale et qu’il reprochait à l’Allemagne de n’avoir pas adoptées plus tôt. Lire Mein Kampf (en tout cas, les passages sur ce sujet) vous guérit de votre vulnérabilité de démocrate béat, vous fait prendre conscience, comme le dira le professeur Philippe Breton, que la propagande n’est pas d’une nature différente en dictature et en démocratie, que seul diffère le contenu idéologique. En réalité, quand on est un peu intellectuellement charpenté et un minimum mature, on n’a pas grand-chose à craindre à lire Mein Kampf. Ce n’est sans doute pas le livre le plus nocif qui soit, déjà parce que ce n’est pas le seul livre antisémite et que d’autres, de semblable teneur, sont mieux écrits, donc plus convaincants ; mais c’est probablement l’un des plus lassants.

Bien entendu, le regard de l’entourage joue beaucoup quand on veut se risquer à ce genre de lecture, ce qu’appréhende le chroniqueur de l’Obs :

« je pensai à ma femme, qui me soupçonne de virer réactionnaire avec l’âge, ce que je nie à toute force. Que dirait-elle si elle rentrait un soir pour me trouver plongé dans Hitler ? »

In cauda venenum. Notre homme finit par reposer le livre dans le rayon, achète un roman et en profite pour demander au libraire ce qui se vend ces temps-ci. Il lui indique une pile d’exemplaires de La France n’a pas dit son dernier mot, le livre d’Eric Zemmour. Et c’est là qu’intervient la petite pique totalement gratuite qui abîme in extremis un texte plutôt amusant : 

«  Ma curiosité du jour pour les tyrans racistes me reprit, et je songeai quelques instants à en prendre un. Mais là aussi je me ravisai. J’attendrai la réédition critique. »

Eric Zemmour, traité de « tyran raciste », est mis sur le même plan qu’Adolf Hitler et son livre, présenté comme un équivalent de Mein Kampf. On comprend que ce rapprochement grotesque était sans doute la raison d’être de tout l’article, et cela ruine jusqu’à l’image sympathique que l’on se faisait de son rédacteur, presque mignon avec ses petites angoisses d’enfant séduit par l’interdit.

Un jour, les journalistes se souviendront que Trump avait gagné grâce à eux, grâce à leurs outrances insensées et à leurs analogies fumeuses.



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Agrégée de lettres modernes, spécialiste de grammaire, rhétorique et stylistique. Dernier ouvrage: "Les Marchands de nouvelles, Essai sur les pulsions totalitaires des médias" (L'Artilleur, 2018)

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