Gil Mihaely. Même en adoptant le point de vue de l’UMP, le bilan des années Sarkozy semble bien mince, alors que presque tous les leviers du pouvoir étaient entre vos mains…
Éric Woerth. Le bilan de Nicolas Sarkozy est considérable, alors même que nous avons vécu trois ans et demi d’une crise qui a requis tous nos efforts. Il a fallu prendre des mesures de relance pour que les gens en souffrent le moins possible, et enfin s’attaquer aux causes et trouver des solutions aux niveaux européen et mondial. Normalement, il faut dix ans pour relever des défis de cet ordre. Du coup, nous n’avons pas pu traiter d’autres sujets comme nous le souhaitions. Vous ne courez pas le 100 mètres de la même façon quand vous êtes malade que lorsque vous êtes en bonne santé. Le jour où l’on vous annonce que vous êtes atteint d’une grave maladie, vous changez vos priorités. C’est ce qui est arrivé à la France comme aux autres pays.
GM. Certes, la crise a compliqué la donne. Mais auparavant, entre 2002 et 2008, pourquoi n’avez-vous pas traité les problèmes que vous avez identifiés ?
On ne réforme jamais suffisamment. Tous les gouvernements sont élus sur un programme de réformes, qu’ils ont souvent bien du mal à appliquer tout simplement parce que la population n’est souvent pas prête à en accepter les conséquences. Évidemment, les réformes en apparence les plus généreuses ne posent aucune difficulté : on peut sans difficultés baisser l’âge de départ à la retraite et augmenter le SMIC… Mais les vraies réformes, faites pour adapter les politiques publiques aux réalités, sont généralement difficiles à mener.
GM. Pourquoi est-ce plus difficile en France qu’en Allemagne ? Avec notre pouvoir exécutif fort et centralisé, il devrait être plus simple de réformer à Paris qu’à Berlin…
Nous vivons dans une société terriblement fragmentée où chacun se replie sur ses propres intérêts. Si, en pleine réforme des retraites, on explique aux gens qu’ils doivent travailler plus longtemps, le journal de 20 heures vous montrera le soir même l’image d’un homme de plus de 60 ans transportant des parpaings, le dos cassé, flanquée du slogan : « Voilà la société qu’ils vous promettent… ».[access capability= »lire_inedits »] Cette image est ravageuse pour les réformes.
GM. Mais même de « petites » réformes, comme celles préconisées par Jacques Attali fin 2007, n’ont pas abouti…
Il y a un corporatisme ambiant capable de bloquer la société. À l’hiver 1995, les grèves sous le gouvernement Juppé ont paralysé le pays. Nous, les Français, ne jouons pas toujours en équipe…
GM. Mais Juppé a fini par reculer, alors que Thatcher est restée imperturbable durant un an de grève des mineurs !
Pour autant, doit-on se contenter de réformes faciles, comme M. Jospin et sa réduction du temps de travail ? Je vous rappelle aussi que Mario Monti, l’homme des réformes douloureuses, n’a obtenu que 10% des voix aux dernières élections italiennes, loin derrière le comique Beppe Grillo ! En France, l’opinion ne consent pas à des efforts qu’elle perçoit comme injustes. Le problème, c’est qu’elle considère toute réforme comme injuste ! Vous citiez les réformes de la compétitivité et du code du travail qu’a accomplies Schröder en Allemagne. Il a pu les mener grâce à un consensus qu’il a payé d’une défaite électorale ! Et puisqu’aujourd’hui son pays en récolte les fruits, on peut dire qu’il a sacrifié sa carrière dans l’intérêt de son pays…
Daoud Boughezala. N’y a-t-il pas un « corporatisme d’en haut » qui gangrène la haute administration ? Dans ce même numéro, François Kalfon accuse une petite caste de hauts fonctionnaires de Bercy de bloquer les projets de réforme fiscale nuisant à leurs intérêts de classe…
Il ne peut pas dire cela. Une administration comme Bercy est peuplée de fonctionnaires qui ont plutôt le sens de l’intérêt général, bien qu’ils aient des opinions personnelles…
GM. Pourquoi le système français ne parvient-il pas à faire émerger un intérêt général à partir des intérêts particuliers ?
Parce qu’il y a une méfiance vis-à-vis du dialogue social alors qu’il en faudrait plus et qu’il devrait être remis au cœur de la démocratie française. Il n’y a pas, non plus, de syndicats assez forts. Les syndicats sont peu représentatifs de l’ensemble de l’opinion publique. Plus un syndicat est fort, plus des règles de dialogue social se créent.
GM. N’y a-t-il pas aussi un blocage politique ?
Je crois que le pouvoir politique est trop dispersé. Au lieu de gérer, il s’éloigne de ses responsabilités. Il faut une vision plus globale, on ne peut pas travailler par petits bouts de réforme car ce sont autant d’aiguilles qui font mal. On a créé une telle confusion et un tel chevauchement des compétences entre les différents échelons que l’élu perd en efficacité et que le citoyen ne s’y retrouve plus. Il faudrait rationaliser le système mais les politiques ont tendance à avoir peur de prendre des décisions, surtout s’ils veulent durer ! Il faut une remise en œuvre des processus de décision en France. Plutôt que de communiquer sur des intentions en se précipitant sur des plateaux télé, il faut travailler sur le fond pour prendre des décisions plus solides et ne pas se décharger des responsabilités.
GM. Cette abdication ne s’appelle-t-elle « chiraquisme » ?
Ou « hollandisme » ! Un ministre qui prend beaucoup de décisions se fait beaucoup d’adversaires, d’où l’intérêt de ne rien faire, sauf qu’une société ne progresse pas quand aucun risque n’est pris.
GM. Quand les hommes politiques ne décident pas, qui remplit le vide ?
De nombreuses institutions ou autorités viennent combler ce vide mais elles ne sont pas forcément indépendantes et elles n’ont surtout aucune légitimité démocratique. Dans le droit du travail par exemple, quand la loi ne fixe pas assez les choses, le juge a le pouvoir de décider, voire de créer des normes par la jurisprudence.
DB. Les lois sont donc à la fois trop nombreuses et pas assez précises ?
Sans tomber dans la caricature, il faut dire que la loi est de plus en plus mal faite et qu’il n’y a pas assez de vision d’ensemble. Le Parlement devrait parfois se poser un peu pour réfléchir ! On a besoin de réformes de structures mais aussi de stabilité des règles. Pourquoi « refonder » l’École quand il s’agit de la faire évoluer ? Changer la loi fiscale en permanence est une ineptie. Je propose qu’après le vote d’une loi de finances, aux règles fiscales peu changées – sauf à vouloir modifier le système global de l’imposition – le Parlement se consacre à sa mission de contrôle de l’action du gouvernement. Aujourd’hui, c’est la Cour des comptes qui remplit cette fonction et dicte ses exigences au gouvernement, alors que les députés ont la légitimité démocratique pour le faire !
GM. Le législateur et l’expert empiètent donc sur un exécutif qui fuit ses responsabilités : n’est-ce pas la recette française de l’impuissance politique ?
Je ne crois pas en « l’impuissance du politique », qui signifierait une impuissance de la démocratie. Je suis au contraire persuadé qu’on peut rendre les Français plus heureux par des décisions politiques.
DB. D’accord, mais comment ? Que faudrait-il faire concrètement ?
Concrètement, il faut diminuer le nombre d’élus, rectifier les mandats, à commencer par celui de président de la République qui devrait être élu pour un mandat plus long mais non renouvelable, et stabiliser les règles juridiques. Le principe de précaution est, par exemple, une fuite en avant dans l’irresponsabilité dont il faut se libérer !
GM. Et l’UE, n’est-elle pas l’une des causes du blocage français ?
L’Union européenne est moins une source de blocage qu’elle ne l’était il y a dix ou quinze ans, notamment grâce à la crise qui a démontré la nécessité d’une Europe politique. Les citoyens intègrent peu à peu cette idée.
DB. Mais autour de quel intérêt général ? L’intérêt général européen n’existe peut-être pas…
Si, il existe. L’Europe, c’est une économie, une monnaie, un projet…
GM. Justement, la France et l’Allemagne peuvent-elles partager les mêmes objectifs en termes d’économie et de politique industrielle et monétaire ?
Même si nos deux pays n’ont pas toujours les mêmes intérêts, c’est une banalité que de le dire mais l’Europe ne fonctionne bien que lorsque la France et l’Allemagne se mettent d’accord. Or, au lieu d’aller vers la convergence fiscale, on accroît la divergence fiscale, et on ne construit ni l’Europe sociale ni l’Europe de la défense. Mais malgré cela, il reste des marges de progrès considérables.
DB. Nicolas Sarkozy fut très critiqué par la gauche pour avoir appliqué la RGPP – Révision générale des politiques publiques – alors que son successeur la poursuit sous un autre nom, et on peut multiplier les exemples de cette étrange continuité. Questions sociétales mises à part, pourquoi campez-vous dans une opposition frontale à François Hollande ?
Hollande, c’est tout et son contraire. Je ne peux pas adhérer à une politique aussi indécise, qui soutient le nucléaire puis veut fermer une centrale pour faire plaisir aux Verts, qui élude les problèmes d’âge de départ à la retraite avant de rouvrir le débat, etc. La RGPP est une bonne méthode que nous avons eu le mérite de lancer. Il faut la poursuivre. Ayrault a perdu neuf mois pour la renommer MAP.
GM. Une dernière question : où en êtes-vous avec les retombées judiciaires de l’affaire Bettencourt ?
L’instruction est en cours.[/access]
*Photo : Hannah Assouline.
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