Portrait de notre ami et collaborateur Eric Poindron, lauréat du Prix Roland Topor 2019.
Lundi 15 avril, je n’ai pu me rendre à la grande soirée de remise des Prix Topor 2019, orchestrée par l’inénarrable Jean-Michel Ribes au Théâtre du Rond-Point. On y a célébré en entre autres le travail de poète et d’éditeur de mon ami, celui que je surnomme affectueusement le « brigadier léger », grand échalas d’un autre temps – le dix-neuvième siècle – dont les pas résonnent sur les dalles parisiennes comme des roulements de tambour, et dont l’ombre portée, parfois surmontée d’un pardessus grège, est plus enveloppante qu’un lever de lune, un soir d’incendie rageur, en plein mois d’avril.
Éric Poindron est insupportable. Vous ne le rencontrez pas: vous le coincez. Au téléphone, vous tenant le crachoir, il passe la serpillière. Au bar, les yeux dans les yeux, il est ailleurs: à Paris, à Reims, à Reykjavik. Écrivain, éditeur, critique, journaliste, « biblionomade », il est une figure incontournable de la poésie d’hier d’aujourd’hui. Il est le Louis-Sébastien Mercier des temps modernes, cet infatigable « livrier », collectionneur de curiosités d’ici et d’ailleurs, mioche après l’âge, familier des fantômes et des volumes poudreux.
Éric Poindron est insaisissable. Dans les Belles étoiles. Avec Stevenson dans les Cévennes (Flammarion, 2001), au milieu d’une ronde de disparus, quelque chose Comme un bal de fantômes, Prix du meilleur recueil poétique / la cause Littéraire (Le Castor Astral, 2017), dans L’ombre de la girafe (Bleu autour, 2018), sur France Inter avec Guillaume Gallienne, sur France Culture avec Jacques Bonnaffé, au Festival Quartier du livre dans le Vème arrondissement, à la Fête du Livre de Talloires, à l’Espace André Chédid, au Musée Delacroix, ou au cœur de L’Étrange questionnaire d’Éric Poindron, le livre qu’il vous faudra en partie écrire ou dessiner (Le Castor Astral, 2017).
Éric Poindron est inclassable. Organisateur de rencontres, conseiller littéraire, créateur d’expositions et de cabinets de curiosités, conférencier, animateur d’ateliers d’écriture, organisateur de lectures littéraires, promenades, et autres happenings, et surtout passeur d’humanité.
C’est peut-être là le sens profond de son dernier opus, Comment vivre en poète, 300 questions au lecteur et à celui qui écrit, véritable cortex dont le lecteur viendrait lui-même établir les connexions. Une poignée de main, plus simplement. Être poète, c’est avant tout être un honnête homme, selon Éric. Qui sème l’honnêteté récolte l’amitié et le succès. Hommages collatéraux.
Auteur d’une quarantaine de livres inclassables, On lui doit notamment, comme éditeur, de beaux livres de de Claude Seignolle, Sapho, Gilles Lapouge, Thomas Vinau, Jean-Marie Gourio ou CharlÉlie Couture. Gourio, son complice de longue date, l’un des pères de l’Inspecteur la bavure, lui souffla d’ailleurs lundi soir, alors que Notre-Dame s’enflammait un peu plus d’un siècle après la cathédrale de Reims : « Nous avons parlé de ton écriture et de tes efforts à faire exister la poésie partout où tu peux la faire éditer. Tu ponds des œufs partout et des livres en sortent. Tu devrais recevoir le Topor du plus bel oiseau pondeur de livres ! »
Au Castor Astral, il dirige depuis quelques années la collection « Curiosa & cætera », sous l’égide de Jean-Yves Reuzeau, après avoir dirigé pendant vingt ans les Éditions du Coq à l’Âne. Curieux : voilà un qualificatif qui lui sied à merveille. La curiosité est une tendance naturelle qui nous pousse à apprendre, à connaître. Il n’y a qu’à passer le seuil de la caverne poindronnienne pour être envahi par cette curiosité, qui s’étale en une kyrielle de livres et d’objets baroques. Éric est de ceux qui, à cinquante ans – la moitié de la vie, selon lui – ont encore le regard et l’expression des enfants qui vous prennent par le coude et vous lancent un : « Viens ! Je vais te montrer… » La curiosité est également l’aspect étrange, insolite d’une personne ou d’une chose. Il est vrai qu’Éric est chauve comme les œufs qu’il pond et qu’il porte des chaussettes rouges. Un excentrique à la Jarry, à la Nerval, à la Théophile Gauthier qui, un certain soir d’Hernani, arbora un flamboyant gilet destiné à terroriser les « grisâtres » classiques.
Poursuivre Éric Poindron revient à se plonger dans le siècle des Cénacles, grands comme petits, dans cette époque où les fraternités littéraires s’épanchaient jusqu’à l’aube, éclairées par les sourires et les gerbes de punch, où les vies minuscules avaient encore le droit de prétendre à l’idéal, une main sur la bouteille, une autre sur un volume de Lord Byron, des papillons plein l’estomac. Pierre Michon l’a déjà dit, en substance : « J’aime lire de la poésie le soir, pour me laver un peu de la journée. Cet été je ne trouvais rien de convaincant. Et voilà que m’arrive le livre aux papillons, Comme un bal de fantômes,: et il m’a curieusement calmé. Rendu la paix. Je le relis. Il y a un charme très fort et je ne sais pas à quoi il tient en premier : la simplicité ? La rapidité apparente d’exécution ? La spontanéité savante ? Il me ravit. »
« Le doux poète à la girafe », comme le surnomme Ribes, a l’égoïsme de la transmission : il voudrait que tout le monde lise ou écrive de la poésie. Durant le dernier Printemps des Poètes, je l’ai accompagné dans les méandres de la station Saint-Lazare, pour l’opération « Poète public » co-organisée par la RATP. Trois heures de poésie improvisée à la requête des lecteurs de passage, entre deux arrêts ou deux rendez-vous. Savoir qu’on est là, en plein tumulte, en pleine bourrasque, avec simplement de quoi écrire, de quoi émouvoir, bouleverser, de quoi, plus modestement, attirer le regard et susciter la pause, l’attente, voilà de quoi se convaincre de la valeur, si ce n’est de la mission du poète. Éric se charge de cette mission avec autant de simplicité que de talent. Proprement désarmant. De quoi donner prise à la détestation. « Il faut toujours soigner sa mauvaise réputation. »
Je me dois de préciser que Comme un bal de fantômes et Comment vivre en poète vont très prochainement devenir un spectacle théâtral.
Cela étant posé, j’étais véritablement triste, lundi soir 15 avril malgré le couronnement d’Eric Poindron. Je sentais comme assommé par plusieurs deuils, l’incendie de Notre Dame et surtout le trentenaire de la mort de Bernard-Marie Koltès dont je ne savais ni ne pouvais porter la parure à moi seul. Et je me sentais coupable d’avoir manqué le sacre d’un ami poète et bénisseur de poètes, tandis que l’ordalie s’emparait, sous mes yeux, du bâtiment le plus sacré de Paris, et que venaient à mon esprit ces quelques mots
« Il me semble aujourd’hui que ma noble Paname
gît la tête arrachée, près du Chemin des Dames. »
Le lendemain, j’aperçus quelques clichés d’Éric, aux côtés de Yolande Moreau, une coupe de Champagne à la main. Le surlendemain, j’appris que les dons se multipliaient de manière exponentielle et qu’il ne faudrait pas quinze ans pour reloger Quasimodo.
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