C’était au début des années 80. On ne le savait pas encore, mais ça n’allait pas être très drôle. A dix-huit ans, les seules choses qui comptaient, pour nous, c’était les filles, les livres, les cabriolets Peugeot sur la côte normande, les grandes blondes aux allures de Viking et le communisme. Dans un ordre variable, selon nos humeurs. On ne voyait pas de contradictions entre la lecture de Nimier, le goût pour le Bushmill Malt, les week-ends à Trouville, les éditions originales de Morand et Chardonne (c’était bien notre seul côté mitterrandien, ça) et l’appropriation collective des moyens de production. Il n’était donc pas très étonnant que nous soyons tombé, en 83, sur le premier roman d’Eric Neuhoff, Précautions d’usage, à La Table Ronde.
Avoir grandi avec Neuhoff
Nous ne savons même pas s’il est encore disponible. Ce serait dommage : il témoignait de manière assez juste de cette sensibilité mélancolique et amusée, insolente et stylée qui était sans que cela soit forcément concerté, une résistance à l’ère glaciaire qui s’installait dans ces années-là et qu’avait bien cerné Jean-Paul Aron, la première victime officielle du SIDA chez les intellectuels, dans un essai toujours d’actualité, Les Modernes (1986).
Nous n’étions pas dupe. Cette résistance de Neuhoff, elle était de droite, mais comme disait le camarade Aragon, sous la grêle, fou qui fait le délicat. Alors nous avons aimé Neuhoff. Et puis après tout, c’était le meilleur copain de Patrick Besson qui signait dans L’Huma et Le Figaro. L’honneur était sauf, la contradiction était assumée. Nous n’étions plus seuls. Ce dandysme conscient d’être déjà suranné et parfaitement revendiqué, la critique l’a baptisé du nom de néo-hussard. Ce n’était pas si mal et pas si faux, même si ça se voulait un brin méprisant : après tout, à vingt ans, chercher ses références et ses plaisirs du côté de Stendhal, Barbey, Toulet, Larbaud, Jacques Perret, Jacques Laurent, Michel Déon ou Antoine Blondin, c’était tout de même plus agréable pour la digestion que Sartre, Le Nouveau Roman et Duras. Nous avions le teint plus frais, l’air moins torturé. Les filles, qui étaient tout de même notre grande affaire, nous aimaient parce que nous étions de bonne humeur. En plus, c’est comme ça que nous avons appris à écrire. On ne nous refera pas. Le léopard meurt avec ses tâches.
Il n’est pas trop tard pour lire Neuhoff
Alors si vous n’avez pas lu Neuhoff, allez vous jeter sur Les Polaroïds. Ca vient de sortir aux éditions du Rocher. C’est un livre de nouvelles. Neuhoff écrit des romans d’habitude et des essais. Les nouvelles, c’est quand on lui demande. Résultat, il y en a 17 sur près de quarante ans. La première en 1979 avait paru dans la revue Subjectif, dirigée par Sorin et Guégan qui, avec un flair très sûr, repérait les jeunes premiers et les jeunes premières quel que soit leur genre de beauté. Par exemple, cette revue a publié le génial et prématurément disparu Jean-Pierre Martinet dont il a été parfois questions dans nos colonnes et qui n’avait rien, mais alors rien de commun avec Eric Neuhoff. En 79, Neuhoff n’est pas encore l’heureux lauréat des Deux Magots, de l’Interallié et du Grand Prix de l’Académie française. Il a 24 ans et comme tous les garçons de 24 ans, il est persuadé que sa jeunesse est terminée. Cette illusion d’optique donne Retour à Toulouse où un garçon revient dans sa ville natale pour un aller-retour de quelques heures, le temps de mettre à l’épreuve son masochisme puisqu’une de ses ex donne une fête à laquelle il n’est pas invité. Il fait l’inventaire des lieux qu’il a hantés. Il se sent comme un fantôme et il repart pour Paris sans avoir dormi dans sa chambre d’hôtel parce qu’il a « besoin d’une ville assez grande pour lui, une ville livrée aux ombres, où il mangerait un Bic Mac sous les néons, hélerait des taxis à l’aube, une ville où il pourrait s’oublier, enfin. »
Quarante ans plus tard, la dernière nouvelle, Une plage très sportive, fait parler une actrice « gentiment célèbre » qui ne sera pas nommée. La cinéphilie de Neuhoff est aimable, elle est guidée par son plaisir, loin de ce qu’il faut aimer quand on veut faire passer l’amour du grand écran pour une science exacte, sérieuse et moralisatrice. Vous pouvez d’ailleurs écouter Neuhoff au Masque et la Plume sur Inter, le dimanche soir. Il est aussi drôle que le regretté Jean-Louis Bory, une de ses grandes admirations.
L’essentiel est dans Neuhoff
Entre les deux, dans chaque nouvelle, Neuhoff nous parle de ce qui est vraiment important, les villégiatures au bord de la mer, le goût de l’Amérique des Kennedy et de l’Irlande du Taxi Mauve, les filles qu’on n’a pas eues et celles qu’on n’a plus, les actrices (vous saviez-vous que Jean Seberg vivait toujours, cachée dans une station balnéaire espagnole ?) et l’amitié comme dans Ivres à Madère (les chardonniens apprécieront le jeu de mot) où sur un coup de tête, Neuhoff et Tillinac, en 1990, partent pour l’île tant vantée par l’auteur de Claire et qui se révèle ennuyeuse à mourir. L’aventure tourne court mais on ne pourra que regretter une époque où prendre l’avion se faisait sur un coup de tête et sans que ça tourne au parcours du combattant.
Quarante ans, tout de même… Mais à lire Les Polaroïds de Neuhoff, on s’aperçoit qu’il est comme le XO de chez Delamain. Il a bien vieilli, il a un parfum de vanille et on perçoit toujours, en le lisant, cette part des anges que laissent s’évaporer les grands cognacs.
Les Polaroïds d’Eric Neuhoff (Editions du Rocher)
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