On s’est toujours suicidé avec son temps. Jadis on buvait des coupes de poisons exotiques, on se transperçait avec un glaive, une dague, un couteau. Les plus bucoliques se pendaient à un arbre, les amoureux de la mer se jetaient du haut des falaises, et les moins imaginatifs au fond des puits. Et puis on se suicida beaucoup avec des armes à feu, tellement plus pratiques et expéditives. Enfin l’homme inventa le chemin de fer, qui lui permit de se suicider très efficacement en se jetant sur les voies, tout en bénéficiant de tout le confort moderne et de la mélancolie propre aux gares. Mais quels seront les modes de suicide de demain ?
Eric Fottorino livre avec Suite à un accident grave de voyageur tout à la fois une enquête clinique sur les suicidés des voies ferrées et une méditation morale sur notre rapport au suicide. Tout part de plusieurs expériences personnelles… « Au début de l’automne, près de chez moi (Vincennes on croit comprendre, ndlr), trois personnes se sont jetées sur les rails. Un vieillard. Une jeune femme, du moins l’ai-je cru. Une mère de famille. Je ne connais ni leur nom ni leur visage. Sans doute les ai-je croisés sans le savoir dans la foule des petits matins. Ils resteront anonymes. Leurs visages, je préfère n’y pas songer ». La jeune fille de l’écrivain sera le témoin de l’un de ces actes désespérés. Premier constat : les mots sont dangereux. La SNCF ne parle jamais de suicide, mais d’accident grave : « L’accident grave n’évoquait aucun geste, ne suggérait aucune image. Il relevait d’une langue vidée de sa substance, dénuée de compassion. Une suite de mots pour ne plus y penser, pour passer à autre chose ». Aux autres rames en attente… Les pompiers, découvre Fottorino, ne parlent pas non plus de suicide, mais d’une mission consacrée à une « personne sous un train ». Personne…
La première chose qui heurte Fottorino est l’indifférence qu’il perçoit de la part des autres voyageurs: l’usager des transports en commun semble perdre toute humanité une fois qu’il a fait poinçonner son titre de transport ou fait biper son Navigo, même si une âme perdue a cru bon de se faire couper en trois morceaux (certains détails donnés dans le livre sont âpres) par un train de plusieurs centaines de tonnes lancé à vive allure. Alors forcément, quand l’irréparable est commis, l’usager des transports en commun râle, car ça le retarde.
Fottorino étudie aussi le traitement de ces suicides par la presse ; dans Le Parisien et Le Courrier des Yvelines on titre factuellement « Le trafic des trains perturbé » ou encore « Le convoi radioactif détourné à cause d’un suicide »… la presse s’intéresse peu au parcours des désespérés ferroviaires, mais se focalise sur les conséquences de leurs actes. Les suicidaires restent des trouble-fête et des perturbateurs incorrigibles.
Sur le web, la parole se libère davantage, et Fottorino nous met littéralement « sous le nez » des prises de parole de voyageurs de banlieue, de ces aventuriers du petit matin à la patience limitée… « Les victimes du RER en prennent pour leur grade. La plupart des voyageurs n’ont qu’une obsession : les retards causés par ces désespérés qui feraient mieux d’aller se supprimer ailleurs, de se noyer, d’avaler des médicaments. (…) Le défouloir tourne à plein. Les seuls mots posés sur ces drames sont virtuels. Il s’agit de posts jetés par des internautes sans nom ni visage. Comme les suicidés. Une fois de plus personne parle à personne ». Fottorino souligne notamment l’exaspération éprouvante de l’internaute « Fleur des champs » : « Je ne suis jamais désolée pour les gens qui se jettent sous les roues des trains, bien au contraire, je crois que je les méprise. Les suicidés des transports en commun je n’en peux plus. Ils nous pourrissent la vie. Alors maintenant on devrait encenser les suicider… » L’auteur ne porte aucun de jugement de valeur, et n’accable pas ces médiocres petits consommateurs du rail d’anathèmes moraux (il pourrait…), mais préfère essayer d’approcher le souvenir des fantômes des suicidés. Ici un vieillard qui se savait condamné et n’avait plus le cœur de poursuivre la lutte ; là une très jeune étudiante kinésithérapeute qui s’était découvert une soudaine aversion pour le contact du corps d’autrui et, ne voyant plus d’avenir professionnel, avait préféré sortir de l’impasse par la voie des cieux.
Au fil de son enquête, Fottorino nous apprend qu’il est plus facile d’obtenir les chiffres des tués sur la route, des soldats morts en Afghanistan, des accidents domestiques ou que sais-je encore… que celui des désespérés du rail. Le Courrier des Yvelines, s’aventurant à traiter le sujet est incertain… sur ces derniers mois il y aurait eu, sur zone, entre sept et dix morts. Entre sept et dix. Personne ne sait vraiment.
S’il nous apprend qu’un ex-directeur du Monde prend le RER (laissez-moi rire…) le livre d’Eric Fottorino atteint surtout son objectif profond : nous faire toucher du doigt la question du néant et de la culpabilité. Le néant des uns et la culpabilité des autres. Ou inversement. À moins qu’il ne s’agisse de l’indifférence…
Au-delà de cette limite votre ticket n’était plus valable…
Eric Fottorino, Suite à un accident grave de voyageur, Gallimard, 2013.
*Photo : esyckr.
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