Notre chroniqueur a craqué: il a regardé la dernière intervention du garde des Sceaux à la télévision, une semaine avant les élections européennes. M. Dupond-Moretti y a notamment sous-entendu que si Marine Le Pen n’était peut-être pas antisémite, Jordan Bardella l’était probablement, selon lui.
Chaque dimanche j’essaie de ne jamais manquer Le Grand Jury animé par Olivier Bost. Pourtant j’ai hésité le 2 juin, l’invité étant le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti[1]. À un ressentiment personnel qui ne s’efface pas, s’ajoutent surtout des considérations judiciaires et politiques. Ayant déjà beaucoup écrit sur lui, je voulais échapper à la certitude désolante de continuer à le voir développer des idées, des convictions et une inconditionnalité tellement aux antipodes de sa pensée et de sa personnalité d’hier… Pourtant j’ai craqué. Et j’ai bien fait. Car durant une heure nous avons d’abord eu droit à une mauvaise foi qui m’a rappelé celle de l’avocat brillant qu’il a été, prêt à tout soutenir pour obtenir les acquittements dont il se prévalait. Puis à une impuissance quand, dans l’émission, le ministre a pris la relève.
Dédiabolisation
La mauvaise foi de l’avocat, associée bizarrement à une pauvreté de l’argumentation, a été éclatante quand face à Olivier Bost qui ne se contentait pas de ses pétitions de principe et de ses banalités hostiles, il a exprimé sa haine à l’encontre de Marine Le Pen, de Jordan Bardella et du RN. Elle lui a fait perdre toute lucidité dans la dénonciation politique.
Pour tenter de démontrer qu’il n’y a pas eu dédiabolisation du parti par Marine Le Pen, pourtant admise par beaucoup de ses pires ennemis, il a été contraint de ressasser ce dont il se sert depuis des années : il nomme le RN Front National, il radote sur la présence de Frédéric Chatillon dans l’entourage de Marine Le Pen, il se régale à parler des Waffen-SS à l’origine selon lui de la création de ce parti qu’il semble continuer à dater sous Jean-Marie Le Pen, en totale méconnaissance de la forte adhésion populaire (c’est un constat) qu’il suscite aujourd’hui.
Questionné sur l’antisémitisme de Marine Le Pen, gêné entre la vérité – non seulement elle n’est pas antisémite mais qu’on le déplore ou non une part importante de la communauté juive fait plus confiance au RN pour la défendre qu’au macronisme verbeux – et son obsession partisane, il se contente de proférer que Jordan Bardella l’est. Faisant un sort à une de ses déclarations sur Jean-Marie Le Pen, que Jordan Bardella a ensuite précisée. C’est tout, donc.
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Ainsi, Marine Le Pen serait coupable par contagion. Et cela remonte à des lustres ! Je n’ai pu m’empêcher, face à la contestation désespérée de certaines évidences, d’imaginer l’avocat Dupond-Moretti si on avait cherché seulement dans le passé de ses clients la preuve de leur éventuelle culpabilité criminelle !
Je me souvenais aussi de son talent redoutable, quand pour les besoins de ses causes il n’hésitait pas, sinon à travestir le réel, du moins à en présenter une vision hémiplégique. N’oublions pas qu’il est allé jusqu’à soutenir ceci : « Faire acquitter un innocent, c’est la moindre des choses. Sortir un coupable, c’est plus intéressant, ça prouve que les règles sont respectées »[2]. Quelles lettres de noblesse pour devenir garde des Sceaux !
Contre-productif
On mesure alors combien Marine Le Pen et le RN – à combattre intelligemment et politiquement – sont tranquillement à l’abri sous les assauts d’Éric Dupond-Moretti, qui augmente au contraire leur emprise. Faut-il considérer qu’il garde en mémoire la blessure de sa déculottée aux élections régionales quand il avait prétendu battre en pièces Xavier Bertrand et le RN, en même temps ?
Enfin, dans Le Grand Jury, le ministre apparut vers midi 35. C’est son impuissance et son irresponsabilité qui ont dominé dans ses réponses, derrière ses satisfecit aussi peu plausibles que sa mue totale d’avocat compassionnel en ministre rigoureux. D’avocat tempétueux à garde des Sceaux obéissant.
Dans cette séquence, consacrée à la sanglante attaque du convoi pénitentiaire au péage d’Incarville, au désastre carcéral, à la pauvreté des moyens pénitentiaires, à l’incroyable dérèglement rendant dans beaucoup d’établissements la vie plus insupportable pour le personnel pénitentiaire que pour les condamnés incarcérés, le ministre a manifesté un art de se défausser qui serait admirable s’il ne concernait pas l’échec quasi-absolu de sa mission ministérielle.
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Que je sache, à la Chancellerie il y a une direction de l’administration pénitentiaire à laquelle les responsables des centres pénitentiaires, des centres de détention et des maisons centrales rendent compte : le ministre est donc informé des dysfonctionnements de toutes sortes qui pourrissent le fonctionnement de beaucoup d’établissements, des conditions honteuses d’enfermement (les matelas !), de la circulation de la drogue et des portables, du fait lamentable que l’incarcération n’est plus la fin de la délinquance et de la criminalité mais leur poursuite.
Éric Dupond-Moretti prétend ne pas avoir découvert ce déplorable constat avec la fuite de Mohamed Amra. Qu’a-t-il donc accompli pour y remédier ? Après les assassinats, il a reçu les syndicats pénitentiaires et il leur a fait des promesses, il a pris des engagements. Pour le court terme et à échéance lointaine. On a le droit de douter. Le macronisme dont il est une navrante incarnation est doué pour le verbe et le virtuel : les prisons et ceux qui exercent ce dur métier de gardien exigent autre chose.
N’oublions pas que la première visite ostentatoire du ministre a été au bénéfice des prisonniers. L’avocat veillait à ce que ses clients n’y aillent pas, le ministre ne s’en est guère occupé. Tant que nous n’aurons pas une personnalité libre, indépendante, pragmatique et courageuse (ses augmentations de budget n’ont rien changé à la vie carcérale) place Vendôme, nous serons orphelins de dignité pour tous et de vraie Justice. Tant que le futur et encore inconnu ministre de 2027 n’aura pas compris qu’il faudra dans l’urgence restaurer pour les détenus une décence minimale, imposer des règles drastiques et respectées et en même temps assurer une sécurité au personnel pénitentiaire et le traiter financièrement comme il le mérite, rien ne changera. Comme aujourd’hui, entre mauvaise foi et impuissance.
[1] https://www.dailymotion.com/video/x8zid50
[2] Libération, 31 mars 2006. https://www.liberation.fr/france/2006/03/31/eric-dupond-moretti-direct-du-droit_34756