Turquie: Erdogan puissant mais isolé


Turquie: Erdogan puissant mais isolé
Sipa. Numéro de reportage : AP21902405_000009.
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Sipa. Numéro de reportage : AP21902405_000009.

Gil Mihaely. Après presque quatorze ans de collaboration avec Erdogan dont ving-et-un mois comme Premier ministre, Ahmet Davutoglu a démissionné de ses fonctions gouvernementales et de la présidence de l’AKP. Quelles sont les raisons de ce qui ressemble au limogeage de Davutoglu par Erdogan ? A-t-il failli à la mission que lui avait confié ce dernier ?

Nicolas Cheviron[1. Auteur avec Jean-François Pérouse de la biographie Erdogan – Nouveau père de la Turquie ? (François Bourin, 2016.]. Il s’agit bien d’un limogeage. Le principal tort d’Ahmet Davutoglu est d’avoir manifesté une toute relative indépendance d’esprit et d’avoir voulu conserver à la fonction de Premier ministre une certaine autonomie à l’égard d’un président qui outrepasse ses prérogatives constitutionnelles pour s’imposer comme le seul chef de l’Etat. Davutoglu a notamment irrité Erdogan par son manque d’enthousiasme à mettre en route une réforme constitutionnelle qui permettra d’entériner de jure l’instauration d’une présidence omnipotente déjà en partie réalisée de facto. Il s’est aussi distingué par une attitude plus conciliante à l’égard des Européens dans les négociations sur le renvoi des migrants vers la Turquie, et par ses réserves sur la politique de réactivation du conflit kurde.

Contrairement à Davutoglu, conseiller diplomatique et longtemps ministre des Affaires étrangères, son remplaçant, Benali Yildrim, est peu connu hors de Turquie. Que peut on dire de cet ancien ingénieur naval et de ses relations avec Erdogan ?

Binali Yildirim est un vieux compagnon de route d’Erdogan, un de ses grognards. On le retrouve à ses côtés dès l’époque de son mandat de maire d’Istanbul (1994-1998). Yildirim est alors directeur de la régie municipale gérant des lignes de « bus de mer » sur le Bosphore. Puis, lors de l’arrivée de l’AKP au pouvoir, en 2002, on lui confie le portefeuille de ministre des Transports et des Communications, qu’il occupera sans discontinuer jusqu’à sa nomination à la tête du gouvernement, à l’exception d’une petite parenthèse entre la fin 2013 et novembre 2015. Il s’agit d’un poste clé dans le dispositif de l’AKP. C’est en effet le ministère des Transports qui gère les appels d’offres pour les constructions des routes, des voies ferroviaires et de tous les projets monumentaux voulus par Erdogan. Des projets dans lesquels les entreprises réputées proches du parti ont largement trouvé leur compte. Yildirim est donc un homme de confiance. Une enquête judiciaire, dont les détails ont été révélés par la presse fin 2013, le désigne par ailleurs comme l’organisateur d’une collecte de fonds auprès d’entreprises « amies » pour permettre le rachat d’un groupe de médias, en échange de faveurs dans les appels d’offre. Ces révélations sont sans doute à l’origine du choix de Davutoglu comme Premier ministre lors de l’accession d’Erdogan à la présidence, en 2014. Un choix par défaut. L’enquête s’est quant à elle conclue sur un non-lieu.

L’une des premières actions du nouveau chef du gouvernement turc a été le vote de la levée de l’immunité parlementaire des députés visés par une procédure judiciaire. C’est assez étonnant, de la part d’Erdogan et de ses amis qui pendant de longues années ont souffert de l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques. Cette mesure vise-t-elle à lutter contre les Kurdes ou à trouver une majorité favorable aux amendements de la Constitution souhaités par Erdogan ?

La réforme permettant la levée de l’immunité parlementaire de ces députés a en fait été votée alors que Davutoglu était encore, à quelques jours près, Premier ministre. Bien sûr, Erdogan a eu à souffrir de l’instrumentalisation de la justice –il a lui-même perdu son mandat de maire et passé quatre mois en prison, en 1999, sur la base d’un discours qu’il avait prononcé. Mais cela ne l’a pas empêché d’avoir à son tour recours à l’arme judiciaire, que ce soit lors des procès dits « Ergenekon », qui ont permis de museler l’armée et l’opposition laïque la plus virulente, accusées de complot, ou plus récemment avec la multiplication des procès –on en compte des centaines- pour insulte au président. Concernant la levée de l’immunité parlementaire, Erdogan veut à la fois ostraciser le parti issu du mouvement national kurde HDP dans une logique de surenchère nationaliste et récupérer ses sièges à l’Assemblée pour faire passer sa réforme sur la « présidentialisation » du régime turc.

Plus généralement, comment peut-on analyser la politique kurde d’Erdogan ? La rupture des négociations et le regain de la violence sont-ils les résultats des calculs politiciens d’un Erdogan cherchant un ennemi pour mieux faire avancer ses ambitions ? Le PKK porte-il aussi une responsabilité dans la montée des tensions ?

La politique kurde d’Erdogan constitue un parfait exemple de son implacable opportunisme politique. Issu de l’islam politique, Erdogan n’a pas une approche nationaliste de l’identité kurde, qui selon lui peut se dissoudre dans l’identité musulmane. C’est un thème qu’il a défendu dès ses débuts en politique. Il a ainsi été capable d’avancées remarquables dans la gestion du dossier kurde, la dernière étant le lancement de négociations de paix avec le chef emprisonné de la rébellion kurde (PKK), Abdullah Öcalan, au su de tous, fin 2012. Pourtant, il a suffi que le parti HDP profite de ce climat d’apaisement pour attirer de nouveaux électeurs lors des législatives du 7 juin 2015, faisant perdre à l’AKP sa majorité absolue dans l’hémicycle, pour qu’Erdogan attise à nouveau le conflit à coups de bombardements des bases du PKK et de diatribes nationalistes. Mais le PKK porte lui aussi une responsabilité, puisque, après un attentat meurtrier (33 morts, le 22 juillet 2015, principalement des militants de gauche et pro-kurdes) attribué par les autorités à l’organisation Etat islamique, la rébellion, désignant les services secrets turcs comme les vrais coupables, a choisi de riposter en assassinant deux policiers, brisant la trêve en vigueur depuis la fin 2012.

La biographie d’Erdogan que vous avez écrite avec Jean-François Pérouse se termine il y a un an, c’est-à-dire après les élections de 7 juin 2015, considérées comme un échec pour le président. Vous avez vu dans ce scrutin l’expression de la maturation civique de la population, de l’intégration des Kurdes et des islamo-conservateurs dans le jeu démocratique.  Un an plus tard, où en sont ces trois processus ?

Oui, les élections du 7 juin 2015 étaient porteuses d’un grand espoir. Le succès du HDP, qui avait choisi de sortir du terrain habituel des revendications de la minorité kurde pour s’adresser à l’ensemble de la population de Turquie, laissait entrevoir la possibilité de sortir des oppositions binaires turc/kurde, laïc/religieux, sunnite/alévi. L’esprit des manifestations de Gezi (été 2013) se faisait encore sentir, jusque dans le programme du parti kémaliste CHP, obligé d’en finir avec cette même logique d’antagonismes simplistes. Enfin, le fait que les électeurs, y compris ceux issus des milieux islamo-conservateurs, adressent un avertissement à un dirigeant tenté par l’autoritarisme en lui retirant la majorité absolue à l’Assemblée, laissait envisager une maturation de la société turque. Pourtant, il a suffi à Erdogan de souffler sur les braises de la violence et du nationalisme pour briser les nouvelles dynamiques et retourner au statut quo ante d’une société polarisée : le HDP se trouvant dans l’obligation de défendre la cause kurde, le CHP retrouvant ses réflexes anti-Kurdes, et plus généralement les électeurs se réfugiant derrière les promesses de sécurité d’un Etat fort.

Face à l’habilité politique d’Erdogan, sa forte personnalité et son extraordinaire capacité à incarner une « nouvelle Turquie » conservatrice, islamiste et économiquement libérale, quels contre-pouvoirs restent-ils dans un pays où la presse a une marge de liberté réduite, la justice est plus ou moins aux ordres et le champ politique semble verrouillé ? 

Il n’existe plus aujourd’hui de véritables contre-pouvoirs à l’autorité d’Erdogan. L’AKP s’est emparé au fil des années de la plupart des organes de contrôle étatique: présidence, Cour de cassation et Conseil d’Etat, instances de surveillance de l’enseignement supérieur et de l’audiovisuel… Il a mis l’armée au pas à coups de procès. Face aux bastions qu’il ne pouvait pas investir, comme les syndicats ou les associations professionnelles, ils s’est efforcé de mettre en place ses propres institutions parallèles. Les médias ont changé de main, dans des circonstances parfois étonnantes, au profit de proches de l’AKP. Restent des poches de résistance, qui s’efforcent de dénoncer les abus les plus criants du gouvernement. On peut citer la Cour constitutionnelle, qui a manifesté une certaine indépendance en ordonnant la remise en liberté de deux journalistes dans le collimateur d’Erdogan (Can Dündar et Erdem Gül), les syndicats et organisations professionnelles, certains journaux comme le quotidien kémaliste Cumhuriyet… Mais cette concentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme a un prix: celui de l’isolement. La plupart des ténors de l’AKP sont désormais sur la touche, d’où certains ne se privent plus de critiquer le président et ses dérives. Peut-être l’espoir d’un changement réside-t-il dans cette contestation, et la fondation, à terme, d’un courant d’opposition au sein de l’AKP ou de la création d’un AKP-bis.

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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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