Selon beaucoup de commentateurs, le président turc est parvenu à renverser la situation dans son pays. Le coup d’Etat d’une frange de l’armée a échoué, et Recep Tayyip Erdogan a su, avec un opportunisme farouche, le soutien de la partie de la population qui a voté pour lui, alliés au réflexe nationaliste majoritaire dans le pays, et des listes déjà préparées de gens à arrêter, en tirer immédiatement profit pour en finir avec toute opposition et installer enfin son pouvoir absolu.
Divine surprise
Malgré l’inquiétude que suscitent dans la plupart des démocraties occidentales l’ampleur et la violence de la réaction, il s’agirait d’un triomphe (Erdogan parle d’ailleurs d’un « cadeau de Dieu » pour évoquer ce coup d’Etat si mal préparé, dont les Russes ont eu le temps de le prévenir, et qui lui offre l’occasion de ne plus prendre de gants avec quiconque).
Les conséquences de ce coup d’état avorté annoncent pourtant de sombres jours pour la Turquie, au-delà de la victoire ponctuelle de celui que j’avais comparé à Iznogoud, le personnage de BD qui veut devenir calife à la place du calife.
Erdogan a fait, comme on pouvait s’y attendre, le choix d’une répression féroce. Au sein de l’armée, des services de sécurité au sens large, de la justice, de l’éducation, des médias, de la presse. Même le secteur de la santé et celui du football n’ont pas été épargnés (arrestation de joueurs et d’arbitres… !). Le système judiciaire est sinistré, avec près de 20% des juges démis ou arrêtés, tout comme l’armée, avec près de 40 % des généraux et amiraux. Les cours de justice ne seront pas en mesure de traiter les affaires en cours et à venir, avec une telle saignée. L’état de droit va donc s’effacer, par le haut (absolutisme présidentiel d’Erdogan) et par le bas, avec l’étouffement et l’impuissance de tribunaux débordés. Ne restera donc que le droit du plus fort, et du plus désespéré. Quand le droit n’est plus un fondamental accessible, la violence s’installe vite. Enfin, une partie de l’opposition intérieure au régime d’Erdogan, n’ayant plus d’autre choix et plus rien à perdre, risque de basculer dans la radicalité.
Les forces de sécurité en parties décapitées, ainsi que le service national de renseignement, sont maintenant placées sous le contrôle direct de la présidence. Cela ne les rendra pas plus capables de faire face aux multiples défis sécuritaires qui menacent l’intégrité du pays : le PKK kurde, qui pourtant s’était déclaré contre la tentative de coup d’état et avait pu en espérer une reprise des négociations, a vite déchanté, et a repris avec une audace redoublée les attaques contre les policiers, et surtout contre des militaires qu’il sait divisés et affaiblis par la purge dans leur hiérarchie. Le PKK semble ainsi maintenant jouer lui aussi la carte de la surenchère violente pour souder les Kurdes autour de son combat. Comme un reflet inversé de la posture d’Erdogan, qui, après n’avoir pas hésité à rallumer une guerre civile qui fait chaque jour des victimes en Turquie (on se bat à l’arme lourde à Diyarbakir, il faut le rappeler), et ce à des fins électoralistes, ostracise maintenant ouvertement le parti d’opposition HDP (Parti démocratique des peuples) majoritairement kurde, qui s’était pourtant lui-aussi opposé au Putsch. Erdogan en fait ainsi « le parti de l’ennemi kurde intérieur », alimentant ainsi le discours simpliste « Tous unis avec moi contre tous les ennemis du vrai peuple turc ».
Trois millions de réfugiés
Daech, auparavant bien vu par Erdogan, protégé, soutenu par lui, commence à lui faire payer son revirement (tactique, pas idéologique) qui l’a fait fermer en partie sa frontière aux djihadistes et faire (un peu) bombarder quelques positions de l’Etat islamique par les chasseurs turcs. Enfin, la Turquie accueille près de trois millions de réfugiés syriens (un accueil qu’il nous faut saluer, car nous sommes incapables d’en faire le centième), dont la plupart sont dispersés hors des camps, beaucoup clandestins, certains « en mission ». Ces trois millions de réfugiés sont, pour la Turquie d’Erdogan, à la fois une bombe à retardement pour sa sécurité intérieure, et une arme de dissuasion et de chantage envers l’Europe, avec laquelle la Turquie a signé l’accord du 18 mars 2016 sur les migrants, accord dont j’avais dit qu’il nous apporterait à la fois le déshonneur et quand même les migrants. Nous n’en sommes pas loin. Possédé maintenant par son hubris autiste, Erdogan, qui ne supporte pas la moindre critique, surtout pas venant d’une Europe qu’il méprise et manipule (notamment pour continuer à en recevoir l’aide financière au double titre de candidat à l’Union et de l’accord du 18 mars) menace maintenant, si l’UE ne « tient pas sa parole quant aux trois milliards d’euros promis et à la suppression des visas pour les ressortissants turcs », de laisser à nouveau le flot des migrants s’élancer vers l’Europe. La menace est suffisamment crédible pour que la Grèce, en première ligne, ait immédiatement demandé à l’Europe un « plan B » au cas où la Turquie rouvrirait le robinet…
La visite récente à Ankara du général américain Joseph Dunford, au nom de l’OTAN et des USA, est symptomatique de la peur du « krach sécuritaire » qui saisit les partenaires et alliés otaniens de la Turquie, alors que le pays est en première ligne de la crise régionale syro-irakienne en train de devenir une crise aux conséquences globales. Les Etats-Unis utilisent la base aérienne d’Incirlik pour frapper Daech, base d’où on décollé les F 16 turcs ayant participé au Putsch… Les avions américains ont été obligés de suspendre leurs opérations.
Quant à la visite ce mercredi 3 août du secrétaire général du Conseil de l’Europe Thorbjorn Jagland, elle est l’expression d’une impuissance inquiète. Au-delà des discours d’Erdogan, lequel accuse ouvertement l’Occident « de soutenir le terrorisme (sic…) et d’être du côté des putschistes », au-delà de l’éventualité du rétablissement en Turquie de la peine de mort, ce qui inquiète encore plus profondément les dirigeants occidentaux, c’est le risque de chaos menaçant un colosse aux pieds d’argile, pays de 80 millions d’habitants, membre de l’Otan, acteur essentiel du conflit régional syrien et de la crise des migrants.
Les conséquences de l’échec du coup d’Etat, cette répression et la guerre civile montante, laisseront, et laissent déjà, de profondes blessures et fractures dans le pays. Quelle que soit l’éventuelle implication d’éléments du mouvement Hizmet, composé de partisans de l’imam Fethullah Gülen, ancien allié puis ennemi juré d’Erdogan, c’était surtout la laïcité kémaliste que voulaient défendre les putschistes. Erdogan va donc avoir un problème grave, grandissant et profond avec les kémalistes de l’armée qui vont s’enfoncer dans la dissimulation et la clandestinité, attendant le moment de ne lui laisser aucune chance, la prochaine fois. La partie de la société civile aspirant aux libertés et à la démocratie va se radicaliser. Le HDP peut-être aussi, surtout s’il est dissout. Le PKK est déjà reparti dans une guerre à outrance. Et ce n’est pas Poutine, malgré le récent rapprochement forcé par la nécessité entre les deux hommes, qui sauvera à la fin Erdogan. Poutine sauvera peut-être Bachar, pas Erdogan. Poutine a besoin pour l’instant de se rapprocher de la Turquie, pour des raisons d’abord économiques, puis tactiques et stratégiques. Mais quand le chaos sera là, les Russes attendront pour tirer les marrons du feu avec opportunisme et réalisme, comme ils savent le faire, sans états d’âme envers le régime Erdogan.
Après le triomphe de circonstance d’Erdogan, c’est l’abîme qui se profile à l’horizon turc. La question n’est pas de savoir si, mais quand (mois, années…) le pays y basculera, si monsieur Erdogan reste au pouvoir.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !