La construction d’un mur entre les villes jumelles de Nusaybin, côté turc, et de Qamichli, côté syrien, séparées depuis le traité de Sèvres en 1920, a suscité une vive émotion dans la société kurde ces derniers jours. Émotion relayée par Le Monde et Le Figaro qui évoquent un nouveau « mur de la honte », sans doute en référence au conflit israélo-palestinien. Même si l’indignation internationale est sans commune mesure avec celle provoquée en son temps par Ariel Sharon. Sans doute y a-t-il des raisons que la raison médiatique ignore…
Privé d’Etat national, le peuple kurde est écartelé entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran. Entre la Turquie et la Syrie, réfugiés, trafic et bombardements rythment le quotidien des autochtones, au point qu’Ankara a demandé à l’Otan de conserver ses batteries de missiles Patriot. L’antisioniste Erdogan redécouvre soudain les vertus de frontières qu’on croyait honteuses à l’heure de la mondialisation heureuse.
Pour ne rien arranger, Al-Qaïda au Levant et les jihadistes de tout poil utilisent l’arrière-cour turque comme base de repli dans leur combat contre le régime syrien. En retour, certains soupçonnent le gouvernement islamiste turc d’instrumentaliser ces extrémistes pour lutter contre le Parti kurde de l’union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK dont la déclaration d’autonomie a été dénoncé mercredi par la Coalition de l’opposition syrienne. Opposition qui soutient le Parti Démocrate Kurde syrien, pro-rebelle. Vous suivez toujours ?
Depuis une dizaine d’années, en échange de la promesse de reconnaître l’autonomie et les spécificités culturelles kurdes (langue, éducation), le BDP (le Parti pour la paix et la démocratie), bras politique du PKK à Ankara, a soutenu avec sa trentaine de députés le programme islamiste-libéral de l’AKP face au camp nationaliste-laïc des militaires. En mars 2013, l’Etat turc engageait un processus de paix avec le leader historique du PKK, Abdullah Öcalan. Il prévoyait un désarmement des milices kurdes et le retrait de ses 2500 combattants. Un processus aujourd’hui au point mort. Les autonomistes kurdes devaient en effet se diriger vers le Kurdistan irakien, avec la coopération du Conseil national kurde de Syrie, une confédération de mouvements proche des rebelles anti-Assad. Mais, sur le terrain, une grande partie des peshmergas ont rallié le puissant PYD, mouvement encore loyal au régime de Bachar Al-Assad, qui contrôle de fait le Kurdistan syrien.
Dès lors, on comprend mieux que la politique turque oscille entre séduction et fermeté sur le dossier kurde. Au gré des conflits qui secouent le Moyen-Orient, se forme progressivement une confédération kurde sui generis, à la fois transnationale et régionaliste. Par un système de vases communicants, les différents partis kurdes se jouent des tutelles nationales, qu’Ankara tente de rétablir en construisant un mur de séparation avec la Syrie.
Si le problème kurde reste périphérique pour la Syrie, l’Irak et l’Iran qui voient leurs confins s’éloigner, du point de vue de la Turquie, dont la population est majoritairement kurde dans un bon quart sud-est du plateau anatolien, la menace dépasse le simple irrédentisme. C’est carrément l’abandon d’une grande ambition régionale qui se joue.
La Turquie AKPiste se voulait un nouvel empire ottoman organisant la coexistence de communautés ethnico-linguistiques sur le modèle des millet dans tout son étranger proche. La construction de ce mur symbolise au contraire le repli vers une identité turque menacée par les Kurdes. D’ailleurs, le projet de réforme constitutionnelle favorisant l’autonomie kurde a accouché d’une souris, comme si l’AKP revenait aux sources du nationalisme turc cher à Atatürk. Près d’un siècle après l’avènement de la République turque, la vocation impériale de la grande Porte risque de mourir une seconde fois.
*Photo : MICHEL SLOMKA/SIPA. 00668951_000068.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !