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Philippe Val: « Avec l’islam politique, la peur est partout »

Dix ans après, qui est encore Charlie ? N'ayons plus peur !


Philippe Val: « Avec l’islam politique, la peur est partout »
Philippe Val © Hannah Assouline

Dix ans après avoir perdu certains de ses amis les plus chers dans l’attaque de Charlie Hebdo, l’ancien directeur du journal ne cède ni à l’apitoiement ni à la résignation. Alors que les injonctions à la censure ne viennent plus seulement des djihadistes, mais d’un certain monde intellectuel et d’une gauche inféodée aux Insoumis, l’esprit de soumission doit être plus que jamais combattu.


Causeur. C’était hier et il y a une éternité. Qu’est-ce que ce 7 janvier 2015 a changé en vous ?

Philippe Val. Pour moi il y a un monde avant et un monde après. Quand des amis de plusieurs décennies disparaissent d’un coup, assassinés par des islamistes, vous êtes d’abord choqué, désespéré. Il faut ensuite un certain temps pour que cette réalité vous pénètre dans toute son intensité. Dix ans après, je rêve toujours de Cabu et de Wolinski, je me demande ce qu’ils ont ressenti au moment où leurs tueurs sont arrivés avec leurs cagoules et leurs flingues. J’essaye de me mettre dans leur tête, dans leur système nerveux. Je me dis : pourvu qu’ils n’aient pas souffert ! Et je ne sais pas…

Vous n’étiez plus patron de Charlie Hebdo en 2015, mais Cabu et d’autres étaient restés vos intimes.

Je connaissais Cabu depuis les années 1970. C’était la famille. Mieux que la famille même, puisque c’est quelqu’un avec qui j’avais choisi de vivre. On s’est apporté tellement de choses ! Si je n’avais pas rencontré Cabu, je n’aurais pas fait de journalisme, tout simplement. Mais je ne veux pas pleurnicher, car si lui et les autres sont morts, je suis vivant, je continue à voir des amis, à m’amuser, à aimer, à jouir du temps qu’il fait et à voir mon fils grandir. Ne pas trahir Charlie, c’est aussi aimer la vie autant qu’il est possible, et ne pas se poser en victime.

Vous êtes l’un des plus anciens journalistes français à vivre sous protection policière…

Oui, depuis 2006. Mais les premières menaces de mort sont arrivées dès la fin des années 1980, avec l’affaire du voile. À l’époque, dans ma chronique sur France Inter, j’avais soutenu le proviseur de Creil qui refusait le port de signes religieux dans son établissement. Quelques années plus tôt, j’avais pu écrire en toute quiétude des sketches pour Thierry Le Luron avec des choses épouvantables sur l’ayatollah Khomeini, n’imaginant pas un instant que la censure changerait un jour de camp et que l’humour deviendrait la cible du terrorisme.

Aujourd’hui, avez-vous peur pour votre vie ?

Pas tout le temps. J’ai connu une période très noire quand mon fils était petit. Chaque nuit à la maison, le moindre bruit prenait une signification terrifiante. Cela dit, j’ai confiance en mes officiers de sécurité qui sont extrêmement compétents. La preuve, en 2017, dans une librairie à Strasbourg, quand un homme s’est précipité vers moi en hurlant, une jeune policière affectée à ma sécurité m’a sauvé la vie en immobilisant immédiatement l’agresseur, qui devait peser deux fois plus lourd qu’elle, mais elle était tellement entraînée ! Je vivais alors sous surveillance renforcée, car le groupe terroriste qui avait revendiqué l’attentat de Charlie avait émis de nouvelles menaces. Lors de mes déplacements, il fallait trois véhicules. On m’a dit que c’était le même dispositif que celui des ambassadeurs américain et israélien. Ce n’est pas une vie normale. À la campagne, pas question d’aller à la boulangerie. Je ne vais pas débarquer sur la place du village avec trois voitures…

Diriez-vous que la pression est un peu retombée ?

Je dirais l’inverse. Les choses se sont aggravées. Les injonctions à la censure ne viennent plus seulement des djihadistes, mais d’un certain monde intellectuel, en particulier universitaire, ainsi que des journaux, disons dominants, Le Monde et tous ceux qui suivent sa ligne éditoriale. Résultat, alors que les attentats continuent, une grande partie du personnel politique français dénonce la prétendue stigmatisation des musulmans qui se cacherait derrière la critique de l’islam.

Ce pseudo-antiracisme est-il si nouveau ?

J’ai connu une époque moins idiote. En 2005, quand survient l’affaire des caricatures de Mahomet au Danemark, à Charlie Hebdo, on suit cela de très près. Et puis l’histoire enfle, notamment à cause des manifestations et des mesures de boycott des entreprises danoises dans le monde arabe et musulman. D’autres médias français s’emparent du sujet, à commencer par France Soir, à l’époque un vrai journal, qui publie les caricatures, tout simplement pour montrer à ses lecteurs l’objet du scandale. Le propriétaire du titre, un Libano-Égyptien, vire sur-le-champ l’auteur du papier. C’est ce qui conduit Charlie à publier les caricatures à son tour. Le jour où nous prenons cette décision, Cabu et moi participons à la réunion d’un cercle de réflexion parisien, avec des patrons de presse, des conseillers d’État et des intellectuels. Tous nous félicitent. Même chose quand je propose aux confrères de se joindre à nous : presque tous disent banco.

Sauf qu’ils se rétractent…

Non seulement ceux qui m’avaient dit oui ne publient pas, mais en plus ils me traitent de raciste ! Si toute la presse avait publié les caricatures, l’affaire aurait été terminée. Mais voilà, le peloton est resté groupé, et Charlie Hebdo est parti devant en danseuse, avec une cible dans le dos. Seul Denis Jeambar, le patron de L’Express, nous a suivis. En sachant pertinemment que cela rendrait furieux son principal actionnaire Serge Dassault, qui était sur le point de se rendre en Arabie saoudite avec Jacques Chirac pour vendre des Mirage. Dès son retour, Dassault a vendu L’Express.

Comment Chirac s’est-il manifesté ?

Il nous a engueulés[1]. Mais son ministre de l’Intérieur d’alors, Nicolas Sarkozy, nous a en revanche beaucoup soutenus, bien que Charlie ne fût pas sa tasse de thé…

« Les injonctions à la censure ne viennent plus seulement des djihadistes, mais aussi d’un certain monde intellectuel. » (Philippe Val) © Hannah Assouline

C’est plutôt Sarkozy qui n’était pas la tasse de thé de Charlie !

Ça montre à quel point il est intelligent sur ces sujets-là. D’ailleurs nous sommes ensuite devenus amis, puisqu’il s’est marié avec une de mes amies.

Avez-vous reçu d’autres soutiens politiques ?

Oui, de Manuel Valls en particulier. Aujourd’hui, il souffre d’un scandaleux discrédit, alors que c’est le seul à gauche, avec Bernard Cazeneuve et Bertrand Delanoë, qui a été sérieux dans l’affaire. À droite, Gérald Darmanin a été un ministre de l’Intérieur relativement mobilisé, Bruno Retailleau aussi. Quitte à me faire pourrir, je les salue.

D’accord, on a protégé les synagogues. Nos élites médiatiques ont-elles ouvert les yeux ?

Le Parisien et Le Figaro sont de plus en plus vigilants sur ces questions-là. Il est vrai que la presse a beaucoup moins de pouvoir qu’autrefois, je le regrette d’ailleurs.

Il y a les médias Bolloré comme Europe 1, où on vous entend chaque lundi. Ont-ils changé la donne ?

Oui, on y voit et on y entend beaucoup d’esprits libres, absolument pas soupçonnables de racisme. Leur discours est en train de gagner du terrain. Pendant ce temps, la gauche qui s’effarouche davantage de l’islamophobie que de la guerre nucléaire prend un coup de vieux. C’est un peu comme la chanson à texte face à l’arrivée des Rolling Stones et des Beatles. Vous verrez, le wokisme va devenir ringard.

En attendant, la gauche encourage l’islam politique

S’agissant de la gauche autoritaire, issue du marxisme, impossible de vous donner tort. Et la gauche libérale a disparu des écrans radars. Je ne parle pas de la gauche mitterrandienne, mais de la gauche authentiquement libérale, celle de Michel Rocard, qui ne s’est jamais compromise avec des antisémites. Raphaël Glucksmann, comme François Hollande, s’est allié avec les Insoumis. Depuis quelques années, le cynisme est une seconde nature au Parti socialiste.

Il y a aussi la peur de déplaire à France Inter. Une peur moins honorable que celle de mourir dans un attentat.

Je ne suis pas tout à fait d’accord. Ceux qui trouvent des excuses aux terroristes et se demandent si les victimes des attentats ne l’auraient pas un peu cherché, ont, eux aussi, peur de mourir. Ils pensent qu’en donnant un petit sucre au loup qui bouffe leur voisin, ils ne seront pas bouffés.

Or, on ne calme pas un loup avec un sucre…

Un jour j’ai dit cela dans une conférence à Montréal. À la fin, un type très connu là-bas, l’une des grandes plumes du quotidien La Presse, s’est approché de moi et m’a dit : « Quand tu as publié les caricatures, j’ai écrit un édito pour dire que tu stigmatisais les musulmans. Mais la vérité, c’est que j’ai eu la trouille, et j’ai cherché une bonne excuse pour ne pas publier les caricatures. » J’ai été impressionné par son honnêteté. Le surlendemain, il a publié un texte pour me présenter des excuses publiques. J’aurais tellement aimé voir cela en France, ça nous aurait sauvés si des journalistes importants avaient eu la même attitude.

Pas sûr. Si tous les médias étaient radicalement Charlie, l’islamisation des banlieues serait-elle pour autant stoppée ?

Évidemment pas. À ce sujet, j’ai entendu récemment le témoignage édifiant d’un agent de sécurité, d’origine maghrébine. Il est athée, sa femme aussi. Et pourtant elle porte le voile islamique, pour ne pas se faire emmerder dans leur cité. Pas question non plus d’avoir un sandwich à la main pendant le ramadan. « On fait semblant », disent-ils. On ne se rend pas compte de la pression que subissent les musulmans en France. Certains responsables religieux, à la Grande Mosquée de Paris, me demandent de ne pas répéter ce qu’ils me disent de l’obscurantisme qui règne par la menace. Avec l’islam politique, la peur est partout. Partout.

L’idéologie aussi. Or on ne sait pas comment enlever les mauvaises idées de la tête des gens.

La déradicalisation, ça n’a jamais marché nulle part. Dès lors que deux islams, l’un intégré et l’autre intégriste, coexistent et sont redoutablement imbriqués l’un dans l’autre, la seule chose qu’on puisse faire, c’est protéger ceux qui veulent se désimbriquer. En particulier en permettant que l’école reste pour leurs enfants un espace de liberté.

Les profs sont-ils armés pour cela ?

Pas sûr. On dit qu’en France on manque d’enseignants parce qu’il n’y a pas d’argent. C’est juste, mais les pays européens qui payent bien leurs profs, comme l’Allemagne, sont confrontés à la même difficulté de recrutement. Qui a envie de se retrouver face à des élèves disant qu’il ne faut pas insulter le prophète, que Darwin s’est trompé, et que deux et deux font cinq ? Et je ne parle même pas des profs assassinés.

Tout vient d’une immigration incontrôlée et mal intégrée, dont une partie des enfants sont en sécession culturelle.

Je fais toujours attention quand j’utilise le mot « immigration ». Je connais un Vietnamien qui a été adopté par une famille juive. Figurez-vous que ses enfants vont faire leur bar-mitsvah ! Il faut relativiser la question démographique, car après tout, il y a toujours eu des étrangers en France.

Oui, mais plus rarement des étrangers hostiles à la France.

J’en conviens. Mais je préfère parler de problèmes d’intégration. En reconnaissant toutefois que l’échec de l’intégration ne tient pas seulement au pays d’accueil, mais aussi aux personnes accueillies qui refusent de se fondre dans la masse.

Et au nombre non ?

En effet, lorsque les diasporas sont trop nombreuses, elles ne s’intègrent plus, mais reproduisent en pire les us et coutumes de leur pays d’origine. Voilà pourquoi l’École, mais aussi la régulation des réseaux sociaux sont des priorités. Je relis pour la troisième fois L’Étrange Défaite de Marc Bloch. On dirait vraiment qu’il décrit les élites d’aujourd’hui, alors qu’il parle de celles d’avant-guerre, de leur effondrement moral et de leur aveuglement devant le nazisme.

Pensez-vous à Emmanuel Macron qui est pour le moins changeant au sujet de ce qu’il a appelé le « séparatisme » ? Que retenir de sa présidence ?

Une espèce de « girouettisme ». Avec lui, tout dépend de l’heure et du vent. Il lui arrive de prendre la mesure du problème et de bien en parler, car il est intelligent. Sauf quand, face à un mafieux comme le président algérien, il s’accuse des pires crimes. Ou quand, informé de la réalité des quartiers hors de contrôle, il conclut : « Pas touche aux banlieues, sinon le feu va prendre dans toute la France ! » Et enfin, surtout, quand il croit devoir remercier ses électeurs musulmans en parlant d’islamophobie, quand la réalité, c’est une religion en expansion pratiquée de façon hostile par un pourcentage élevé de fidèles.

Pourquoi la gauche n’arrive-t-elle pas à reconnaître ce fait ?

L’influence de Jean-Luc Mélenchon est considérable dans ce phénomène.

Il y a dix ans, il prononçait l’éloge funèbre de Charb !

C’était presque aussi beau que son hommage à Yahya Sinwar… Mélenchon a exactement la trajectoire de Jacques Doriot, qui était copain avec Lénine, et qui en 1930 quitte le PC, le jugeant trop à droite, pour se retrouver dix ans plus tard dans les milices pétainistes. On retrouve la même influence de Marx et de son texte « Sur la question juive » dont les arguments – les juifs, capitalistes cosmopolites – seront repris par l’extrême droite nationaliste et par les socialistes français, Blanqui et Proudhon en tête. Dans le mélenchonisme, il y a cette graine antisémite, semée par Marx lui-même.

Il y a aussi le talent de Mélenchon.

Hélas ! En politique, les idées sont importantes mais la séduction, c’est encore au-dessus. Ne pas ressembler à nos ennemis est une priorité. Ils sont râleurs et geignards, nous devrions être joyeux et séduisants !


[1] Il a aussi poussé son ami Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, à poursuivre Charlie en justice.

Janvier 2025 - #130

Retrouvez cet article dans le Magazine Causeur N°130 de Janvier 2025

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Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction de Causeur. Jean-Baptiste Roques est directeur adjoint de la rédaction.

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