Entreprise : gare au burn-out!


Entreprise : gare au burn-out!

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Les chiffres sont certes accablants : en 2013, les embauches sous contrat à durée déterminée ont représenté, selon le ministère du travail, 83,6% du total des recrutements contre un peu plus de 70% pour l’année précédente. Des contrats d’une durée moyenne de 10 jours ! Est-ce néanmoins une raison suffisante pour incriminer les entreprises et leur réclamer, à l’image d’une poignée de députés, d’assumer seules le coût d’une reconnaissance du Burn out comme maladie professionnelle ? Les quelque trois milliards d’euros, conséquences des multiples formes du stress qui grèvent chaque année l’économie française, méritent sans doute une réflexion plus approfondie dont la psyché humaine ne doit pas être écartée : l’activité professionnelle, son organisation font partie de ce contrat de civilisation par lequel l’être humain accepte, selon Sigmund Freud[1. Sigmund Freud, Le malaise dans la culture, Œuvres Complètes, t. XVIII, PUF, 1994.], de se priver d’une part de ses libertés contre une part de sécurité.

La crise du monde du travail ne saurait être uniquement appréhendée en termes structurels : rappelons à ce titre la définition du stress, première étape d’une dégradation de la situation professionnelle et personnelle,  donnée à l’origine par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail[2. L’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail est une organisation de l’Union Européenne qui réunit des représentants des gouvernements, des organisations d’employeurs et de travailleurs et des entreprises privées des Etats Membres de l’UE.] : « un déséquilibre entre la perception qu’a un individu des contraintes imposées par les conditions de son travail et la perception qu’a ce même individu des ressources personnelles à sa disposition pour y faire face ». Prononcé à deux reprises, le mot « perception » impose de prendre en compte la trame individuelle et l’histoire personnelle du sujet dans l’évaluation de son épuisement professionnel. Autrement dit : sa dimension inconsciente. Celle inhérente à l’entreprise se révèle d’ailleurs au quotidien : qui pourrait prétendre arriver le matin au travail en réussissant à écarter hermétiquement toutes les émotions ressenties quelques heures, jours ou semaines auparavant dans sa vie privée ? « Rien dans la vie psychique ne peut se perdre…tout est conservé et peut réapparaître dans certaines circonstances », indique Freud.

Intéressons-nous, sous cet angle psychologique, aux emplois précaires dont le nombre, selon l’Insee, a quintuplé entre 1982 et 2011 : cdd, polyvalence des tâches et mobilité géographique, autant d’éléments qui ne satisfont guère aux desiderata psychiques de l’être humain. La limite et l’échéance, de plus en plus brève, du contrat à durée déterminée vont en premier lieu à l’encontre du désir de pouvoir se projeter à l’infini : elles s’opposent inconsciemment au fantasme de toute puissance, celui d’une victoire sur la finitude, c’est-à-dire sur la mort. Ce « besoin » de projection s’illustre de nos jours par la multiplication des contrats d’obsèques permettant à leurs signataires, de prévoir de leur vivant, l’organisation de leurs funérailles. Si la « tranquillité » économique des descendants se veut un argument conscient, celles et ceux qui en parlent sur un divan reconnaissent le « soulagement », voire l’apaisement de pouvoir « imaginer ce qui se passera au lendemain de leur disparition ». Les photos des petits enfants sur les tables de chevet de nos aïeux remplissent la même fonction: elles font office de miroir suggérant à leurs contemplateurs une capacité projective et momentanée de jouvence. La polyvalence des tâches rompt, ensuite, l’équation usuelle, structurante entre acte professionnel et identité personnelle : morceler, éparpiller et diluer l’accomplissement du travail reviennent d’autant à séquencer la faculté identificatoire qui lui est normalement associée. Au point de ne plus être en mesure de prétendre « être » le travail que l’on fait mais d’éprouver un sentiment de dépossession et de passivité culpabilisante par un renversement de valeurs entre l’acteur et le poste : l’emploi alimentaire imposé remplace le métier identitaire choisi. Enfin, en raison de la mobilité géographique annexée aux obligations, l’impossibilité psychologique d’investir le lieu et l’espace mêmes où celles-ci se réalisent, parachève une situation propice aux effondrements et aux ruptures.

Conséquences de ces risques psychosociaux dans la vie de l’entreprise : un retour massif des affects. En premier lieu, un besoin de « reconnaissance » : une requête émergente qui suscite bien du désarroi pour l’encadrement.  Autant la rémunération, intégrée dans le « Package deal », parvient sonnante et trébuchante en fin de mois sur le compte bancaire, autant la « prime à la reconnaissance » va finalement dépendre de la perception du salarié au moment où il en formule la demande.  Quadrature du cercle : comment définir une approche juste, pérenne et collective de cette distribution le plus souvent immatérielle ? Mes étudiants en techniques de commercialisation à l’IUT de Nice Sophia-Antipolis travaillent chaque année sur cette notion. S’ils rencontrent des difficultés pour en décrypter le mécanisme, ils identifient en revanche aisément les formes susceptibles d’être revêtues par cette « reconnaissance » : celle-ci doit se « traduire » dans les faits, qu’il puisse s’agir d’une « gratification », d’une « forme de respect » pour la dimension la plus symbolique de la rétribution. D’autres privilégient une « matérialité » qui introduit un changement dans leur parcours professionnel (promotion, formation, missions et responsabilités nouvelles…). S’ajoutent ensuite la « recherche d’une bonne ambiance au travail », revendication managériale mise en exergue par les intéressantes recherches de Dominique Meda mais aussi les études sur la « fidélité » des employés, la tentative de définition d’une « variable de bien-être », la prévention du stress et -souvent dans l’urgence- les réflexions sur le suicide dans l’entreprise lesquelles montrent un phénomène de surdétermination : une pluralité de causes et un croisement à l’infini de facteurs où se mêlent conditions, organisation du travail et détresse psychologique de l’être humain. Appréhender la question du suicide au travail revient donc à s’interroger sur les raisons et l’intensité de ce déséquilibre vécue par un être humain à un moment donné de sa vie. N’oublions jamais, comme le poète Antonin Artaud, que le suicide est une « reconquête violente de soi ».

Comment, dans ces conditions, ne pas tenir compte du psychisme individuel dans les tentatives en vue d’aider les entreprises à prévenir la souffrance, le mal-être au travail et, parallèlement, à réduire les effets dévastateurs du stress sur la productivité ? Preuve s’il en est : après des décennies de silence sur le sujet, les romanciers – les meilleurs psychologues disait Freud – s’intéressent à nouveau au thème de la condition de travail des salariés[5. Le Monde des Livres, 10 septembre 2010.]. Et dire que certains cours magistraux de commerce enseignent à scotomiser les émotions !

*Photo : frankrizzo805.



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est psychanalyste.

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