Ces derniers temps, certains accusent l’État de droit d’être un « État de gauche ». Une poignée de haut magistrats – et leurs idées progressistes – empêcheraient les exécutifs successifs d’exercer pleinement leur pouvoir… Face à ces critiques qui se multiplient, malheureusement, l’État de droit donne souvent la désagréable impression de se refermer sur lui-même en gémissant dans la presse de gauche, observe Philippe Bilger.
Dans Le Monde, le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau affirme qu’il y a « un moment historique où il y a une tension entre deux formes d’État : l’État de droit, où être élu par le peuple ne suffit pas, et l’État brutal… » Il me semble qu’à cette alternative, non pour la détruire mais pour en dénoncer le caractère abrupt et sommaire, on pourrait ajouter : l’état de la France.
Le Monde a réuni quelques personnalités de haut niveau juridique, aussi bien de la Cour de cassation que du Conseil d’État et de la Cour européenne des droits de l’homme, dont André Potocki juge français, l’un de ses membres de 2011 à 2020.
L’initiative est excellente, mais il est difficile d’oublier qu’ils se sont assignés, grâce à (ou à cause de) leurs fonctions un ordre de mission : défendre l’intangibilité de l’État de droit contre certaines attaques politiques qualifiées un peu rapidement, pour les discréditer, de populistes.
Avec cette obligation impérieuse qu’ils se sont prescrite et que Le Monde est ravi de la voir respectée à la lettre, il n’est pas offensant de prendre acte de la formulation de concepts relevant de l’apologie traditionnelle de l’État de droit, dès lors qu’on exclut toute adaptation ou actualisation. Rien ne vient, sur un mode original, surprendre ou convaincre au-delà des nobles poncifs énoncés.
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On étiquette à droite voire à l’extrême droite les sceptiques à l’égard de l’État de droit tel qu’il devrait demeurer sans la moindre modification, sacré en quelque sorte. Gérald Darmanin et Bruno Retailleau sont particulièrement visés. La gauche est effectivement d’autant moins sur cette ligne que les faiblesses régaliennes la préoccupent peu.
Face à cette dénonciation de l’esprit partisan qui rendrait suspecte la moindre critique, est-il permis de s’interroger aussi sur l’idéologie et la conception du droit de l’ensemble de ces juges des hautes juridictions précitées ? Qui peut douter du fait que dans leurs tréfonds intellectuels et leur vision de la société ils n’ont pas intériorisé des éléments qui précèdent le droit qu’ils déclarent pourtant vouloir appliquer en toute objectivité. Je ne suis pas persuadé, pour n’évoquer que lui, que Christophe Chantepy, président de la section du contentieux du conseil d’État, soit délesté de sa sensibilité de gauche quand il s’efforce de n’être irrigué que par l’abstraction du droit administratif…
Je pourrais généraliser cette perception en considérant que le droit pur n’existe pas. Les hommages conventionnels rendus à un État de droit nécessairement fixe, dépendent d’abord des pratiques inspirées par l’humus des citoyens que ces juristes sont en amont.
Aussi, lorsqu’ils viennent, unanimes, s’étonner du fait que beaucoup, citoyens, juristes avertis parfois, analystes, intellectuels plus ou moins engagés osent s’en prendre à certaines de leurs décisions, contester tel ou tel de leurs arrêts, ils devraient plutôt prendre acte de cette hostilité souvent argumentée, se pencher sur leur manière d’appréhender le droit au sein d’une société évolutive, confrontée partout à des défis, des dangers, des désordres chaque jour plus imprévisibles. Et se remettre en question.
Il ne paraît pas iconoclaste d’aspirer à un État de droit qui, tout en conservant son socle fondamental composé de principes sans lesquels la sauvagerie remplacerait notre civilisation (par exemple, être jugé deux fois pour la même infraction ou être condamné alors qu’on est irresponsable pénalement), saurait prendre la mesure des métamorphoses qui pour le meilleur ou pour le pire imposent sinon un autre droit du moins une approche moins théorique.
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Pourquoi ne pas accepter cette évidence que le droit devient une richesse morte s’il n’intègre pas l’utilité sociale, les impératifs du bon sens et, plus globalement, ce qu’il doit y avoir d’intelligemment politique dans toute décision judiciaire quand elle a pour mission de clôturer un débat d’importance ?
Je ne doute pas que certains seront totalement accordés à ce que ces juristes de la Cour de cassation, du conseil d’État et de la CEDH énoncent pour défendre leur conception de l’État de droit qui est d’ailleurs si peu discutée que ce sont les politiques, pourtant dans leur rôle, qui se voient critiqués quand ils émettent des réserves !
Tout ce qu’on est en droit d’exiger est qu’on veuille bien admettre qu’entre l’État de droit et l’État brutal, il y a l’impératif de se soucier de l’état de la France. Cette prise en compte serait sans rapport avec une quelconque brutalité et déconnectée heureusement de l’orthodoxie inaltérable, parfois impuissante, quelquefois provocatrice, d’un État de droit enfermé sur lui-même.
On n’a pas besoin d’hypertrophier les mérites de l’État de droit comme le font ces juristes professionnels, pour être plausible dans l’affirmation d’une volonté tenant ensemble un État de droit pour aujourd’hui et l’état de la France d’aujourd’hui.
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