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L’entrain des sénateurs


L’entrain des sénateurs

Tous comptes faits, on devrait dans la vie se contenter de joies simples et ne pas chercher son plaisir dans la complication. Un petit rien égaie l’existence : le rire d’un enfant, le soleil d’automne réchauffant un convoi funèbre qui s’ébranle lentement sur une route bordée de peupliers au feuillage mordoré, un combat de vieux. Comme il faut se lever de bonne heure pour apprécier à leur juste valeur les chiards et les intersaisons, le commun affiche le plus clair du temps sa préférence pour les senile battle.

A l’heure qu’il est, les Français sont servis. Friands d’assister à des crêpages de chignons peroxydés, ils guettent avec ravissement le spectacle qui s’offre à eux derrière les hauts murs du Palais du Luxembourg. Depuis quelques jours, à la nuit tombée, le passant qui emprunte la rue de Vaugirard distingue, sortant du Sénat, des râles étouffés, le bruit sourd de bandes molletières qu’on arrache, de déambulateurs qui s’entrechoquent et de charentaises projetées avec une violence telle qu’elles provoquent un fracas feutré en retombant.

Dans un combat de vieux, il n’y a pas, à proprement parler, de mise à mort – à cet âge-là, on n’est plus à un ou deux mois près. Il y a juste des dommages collatéraux qui peuvent se révéler funestes : bris de sonotone, jet de dentier, claquage de prostate, rupture de pacemaker ou, plus grave encore car elle ne pardonne pas, fracture du coccyx. On ne peut pas dire que les combattants ne retiennent pas leurs coups fatals, mais, Parkinson aidant, personne n’est à l’abri d’un mouvement brusque.

Les choses se sont envenimées ces temps-ci et le combat de vieux a gagné en dureté ce qu’il a perdu en élégance. En d’autres temps pas si reculés qu’on pourrait le croire, il avait suffi à Christian Poncelet d’attendre les bras croisés dans le noir[1. Si Henri Guaino me lit, qu’il sache que ce ne sont pas là des indications pour son prochain discours de Dakar.] pendant vingt-cinq ans pour accéder à la présidence du Sénat. Les sénateurs s’aperçurent alors qu’ils venaient d’élire l’homme qui parlait plus vite que son ombre. Puis, ayant pris bonne note que leur nouveau président prononçait la fin d’une phrase avant de l’avoir commencée, ils se rendormirent.

Les temps ont changé : désormais, le Sénat est une assemblée de gauchistes. Le couteau qu’ils serrent entre les dents laisse présager qu’ils mangent des enfants[2. Certes, il faut relativiser : un sénateur de gauche n’est jamais qu’un sénateur qui se contente de demander la diminution de l’impôt sur la fortune quand il pourrait en réclamer la suppression.]. Ou plutôt qu’ils les mâchonnent. Pire encore, la Haute Assemblée compte dans ses rangs Jean-Pierre Chevènement. L’homme est craint dans tout le palais du Luxembourg. C’est qu’il a une longueur d’avance sur les sénateurs les plus aguerris, lui qui a déjà vu la mort quand ses collègues l’attendent encore.

Ragaillardis par l’arrivée du miraculé de Belfort, les sénateurs gauchistes font montre d’une cruauté inégalée. Alors que la tradition veut que, quand il y a combat de vieux, chacun, à droite comme à gauche, distribue son content de gnons, les séniles de progrès ont décidé de regarder la baston sans y participer. La perspective de voir les varices éclater leur suffit.

Et quelle baston ! Battling Larcher, Fighting Raffarin et Beating Marini. Les deux premiers sont des candidats de poids – près de trois cents kilos d’intelligence à eux deux –, tandis que le troisième demeure de loin le plus crédible : il porte quasiment le nom d’un apéro. On a beau se dire que c’est du catch et que le match est joué d’avance, on reste ébaubi par l’ardeur déployée par les trois candidats. L’un a fait une émission sur France 3 Charente-Poitou, le deuxième a interrompu une sieste pour déjeuner avec Jean-Pierre Elkabbach afin de négocier la diffusion de l’intégrale de Derrick sur Public Sénat, le troisième a suivi un média training éprouvant avec Gérard Carreyrou pour préparer un entretien exclusif à Notre Temps.

Pourquoi tant de hargne à conquérir cette présidence ? Certes, c’est mieux chauffé que l’hospice, il y a de la lumière et les infirmières évitent de frapper le président du Sénat à coups de ceinturon. Mais ce ne sont là que des raisons accessoires. Le vrai mobile est connu : chacun des candidats souhaite accéder au plateau[3. Le plateau est au Sénat ce que le perchoir est à l’Assemblée nationale.] pour exercer un jour l’intérim à l’Elysée. Foi de sénateur, un type de 53 ans qui ne boit pas et fait du sport, ça n’a jamais fait de vieux os.



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Née à Stuttgart en 1947, Trudi Kohl est traductrice, journaliste et romancière. Elle partage sa vie entre Paris et le Bade-Wurtemberg.

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