Jadis, les grands créateurs, les artistes géniaux, maudits ou non, soit ignoraient délibérément les jeux dérisoires de la politique politicienne, soit s’engageaient sans vergogne du côté des extrêmes, pour le meilleur ou pour le pire, certes, mais sans déroger à leur statut. Celui qui, dans son art, recherche l’idéal, ne peut aisément se contenter, dans l’ordre temporel, des combinaisons mesquines, des petites compromissions entre amis et des promesses à trois sous que l’on se promet de ne pas renier. En bref, on ne conçoit pas Léon Bloy, « pèlerin de l’absolu », autrement que brandissant le drapeau légitimiste, Aragon et Picasso autrement que staliniens, de même que l’on imagine mal Proust en candidat radsoc aux cantonales de Combray, Eure-et-Loir, ou Céline en partisan sincère de Gaston Doumergue.
Mais tout change : et les mémoires dialogués du fabuleux dessinateur Enki Bilal, Ciels d’orage, publiées ces jours-ci, nous montrent qu’au début du XXIe siècle, on peut-être, de façon pleinement assumée, artistiquement génial et politiquement correct.[access capability= »lire_inedits »]
Les esprits simples pourraient penser que le génie de Bilal se prouve par les chiffres, et par son entrée prochaine dans cette Bible du surréalisme contemporain qu’est le Guinness des records. Enki Bilal ou le paradoxe Comme le lui fait remarquer son interlocuteur Christophe Ono-dit-Biot, il est « aujourd’hui un auteur qui compte sur le marché de l’art ».
En fait, il est même le dessinateur de bande dessinée le plus coté de tous les temps : en mars 2007, l’un des tableaux repris dans son album Bleu sang, initialement estimé 35 000 euros − somme que Bilal jugeait déjà incroyable − est monté jusqu’à 170 000 euros (sans les frais). En avril 2011, le dernier dessin du Sommeil du monstre est parti à plus de 70 000 euros, ce qui en fait la case de BD la plus chère de l’Histoire.
Mais le génie et le marché ont toujours eu des relations bizarres. À la fin du XIXe siècle, alors que la peintre Rosa Bonheur vendait ses Vaches dans un coucher de soleil des prix invraisemblables et que les roses façon boîte de chocolats de Madeleine Lemaire s’arrachaient pour des sommes folles, Van Gogh ne trouvait pas preneur. En somme, la cote ne prouve rien, ni le génie, ni même la nullité. Elle ne veut rien dire. Ce qui prouve le talent, dans le cas de Bilal, ce sont tout simplement les yeux. Des yeux aimantés, quoi qu’on fasse, par ses dessins étranges et ses couleurs improbables, « indicibles », comme « tombées du ciel », ainsi que les décrit ce grand lecteur de Lovecraft, qui explique pourquoi il mélange à la peinture la cendre de ses cigares : parce qu’elle « donne des zones d’ombre, des points aveugles, une certaine buée extraordinairement riche ». « J’aime, moi, que la peinture dérange », ajoute-t-il encore. Et de fait, tel est bien le cas de la sienne, qui ne se réduit pas à ce que l’on entend habituellement par bande dessinée. « Le graphisme est un élément qui ouvre des portes » : Bilal, inventeur de mondes, de formes, d’effrois inédits, est incontestablement l’un de nos grands peintres figuratifs, dans la lignée d’Otto Dix et de Lucian Freud.
Une peinture dérangeante, donc, comme son histoire personnelle. Celle d’un gamin de Belgrade, fils du tailleur personnel et ami intime du maréchal Tito, exilé en France à 9 ans pour des raisons obscures,
vivant chichement dans un pays inconnu, puis confronté à nouveau à l’écroulement du monde de son enfance, à l’explosion de cet agrégat improbable qu’était la Yougoslavie, puis aux tragédies de la guerre civile et aux traumatismes génocidaires. Un grand art forgé dans le malheur des temps. Pas étonnant, alors, que revienne comme un leitmotiv la remarque amère de Paul Virilio : « Quand l’homme invente quelque chose, il invente aussi la catastrophe qui va avec. »
Du coup, il paraît encore plus curieux qu’un artiste aussi visionnaire et doté d’une telle hérédité se range sans hésiter derrière la bannière du politiquement correct, par exemple lorsqu’il déclare : « Retourner au concept de nation serait totalement stupide et irresponsable. Obscurantiste, pour reprendre un terme qui m’est cher. Je sais très bien qu’il y a des problèmes d’immigration, des problèmes économiques,
mais l’Europe est vraiment un progrès, c’est une stabilité. » Quelques pages auparavant, il affirmait dans la même veine que « l’essor du spirituel et de son corrélat le plus obscur, le plus dangereux, qui est le fondamentalisme […] redonne une identité à des gens qui ont l’impression de ne plus savoir où elle se niche ». Autant de remarques que Bouvard et Pécuchet auraient déclarées « frappées au coin du bon sens », et que Flaubert aurait épinglées avec gourmandise dans son Dictionnaire des idées reçues.
Si l’on ajoute que Bilal, peu avare de lieux communs, se proclame féministe, progressiste, agnostique, qu’il combat pour l’écologie, rebaptisé planétologie, mais qu’il regrette que les verts aient « dézingué »
Nicolas Hulot, avant de préciser qu’il souhaite « bien sûr » la sortie du nucléaire, « mais à terme », de façon progressive, parce qu’il y a tout de même « un minimum de pragmatisme à accepter », on est bien obligé de constater que, de nos jours, un grand artiste peut penser comme un petit-bourgeois.
Après tout, dans la France de François Hollande, tout ceci est peut-être parfaitement « normal ».[/access]
Enki Bilal, Ciels d’orage, conversations avec Christophe Ono-dit-Biot, Flammarion, 2011
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