Le système reprend toujours, avec sa patte fouisseuse, ce qu’il a accordé de sa main pateline. Les congés payés, en 1936, c’est chouette. Certes, comme aurait dit de Gaulle − d’ailleurs il l’a dit[1. « Le bifteck-frites, c’est bon. La 4CV, c’est utile. Les vacances, c’est chouette. Mais tout cela ne constitue pas une ambition nationale. » Cité par Philippe Ragueneau dans Humeurs et humour du général.] −, cela ne constitue pas une ambition nationale, mais cela faisait quand même du bien au populo à gapette quand il a commencé à quitter les quartiers sordides, les taudis avec les toilettes sur le palier, les odeurs de chou, d’urine des cours sordides, pour se retrouver à l’air pur, ne serait-ce que le dimanche, dans les guinguettes « quand on s’promène au bord de l’eau »[2. Chanson de Maurice Yvain et Julien Duvivier, interprétée par Jean Gabin dans le film La Belle Équipe de Julien Duvivier (1936).]. Aux prolos, on ne prenait encore que le prix de la moule-frites, du « petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles »[3. Chanson de Jean Dréjac.]. Pas de voiture, pas d’essence à payer, seulement les frais des rustines ou des pneus de rechange.
Les congés payés vont rapidement devenir les congés payants quoique, devant le beau marché qui s’offre, les débuts soient lents. Ces cochons de travailleurs se rendent dans leurs familles, dans les campagnes, logent dans deux pièces d’une grande maison ou sous-louent une grange, un grenier, bref, ils sont dans le « petit trou pas cher » des années 1950. Malheureusement, la société paysanne disparaît.[access capability= »lire_inedits »] Il y a plus de monde dans les villes que dans les campagnes, ce que consacre Mai-68. La smalah des publicitaires, marchands de voyages et autres communicateurs prend le pouvoir. À ceux qui « gagnent leur vie », on propose toutes sortes de promenades dont les pires sont celles qu’on peinturlure d’alibi culturel. Du Brecht dans une abbaye ; du Boulez dans une chapelle ; du Tartignolle partout ! Version moins contraignante que les Soviets partout, mais plus perverse : la culture comme forme évidente de la domination mondialiste. Tout le monde devrait savoir ça.
Ça, c’est pour les plus riches : quatre jours en France coûtent plus cher que quinze à Djerba. Quant aux pauvres ou ceux qui n’ont pas de comité d’entreprise, ils restent chez eux. Au moins, ils ne seront pas cambriolés. Pour ceux qu’une pénurie temporaire d’argent oblige à rester, il y a le triomphe du virtuel : Paris-Plages ! Finalement, le mot d’ordre est partout le même : entassez-vous ! Étalez la barbaque ! À Pise – où la tour ne penche que d’un côté – comme à Rio, à L.A. (prononcer « elle-é ») comme à Bayreuth, les troupeaux débarquent avec les trains des équipages : caméras, appareils photos, ordinateurs, cellulaires, etc. C’est que, voyez-vous, il n’est pas de meilleur film, de meilleur livre d’images que ceux des touristes. Ils savent.
Notre pauvre pays n’aura bientôt plus qu’une seule industrie sérieuse : les vacances. Les Japonais ne sont pas les pires. L’homme en short, avec les pompes de ville et les socquettes grises, sa banane autour de la taille, voilà le vacancier en uniforme. Ce n’est plus une masse de touristes, c’est la marabunta qui bouffe tout sur son passage. Raymond Borde, conservateur en son temps de la Cinémathèque de Toulouse, dans un ouvrage prémonitoire paru avant les « événements » de 1968, L’Extricable, propose que « les municipalités donnent vingt francs par tête de touriste abattu ». Il prophétise la construction d’un Luna Park[4. Parc de loisirs situé à l’emplacement actuel de l’affreux Palais des Congrès, porte Maillot, et qui ne survécut pas à la dernière guerre.] dans la Beauce ! Dans la société libérale mondialisée, il ne faut pas laisser l’individu en repos, il faut le stimuler par des campagnes d’opinion, de « conscientisation » analogues aux souvenirs dits de « rectification » de la révolution culturelle chinoise. C’est pareil pour le paysage français, muséifié, aseptisé, classé mais aussi détruit par les éoliennes ou cette abomination qu’est le viaduc de Millau, édifié dans le seul but avoué de permettre aux touristes de se rendre plus rapidement en Espagne. Le tourisme de masse est un destructeur de civilisation.
Le film Paris au mois d’août, de Pierre Granier-Deferre (1965) est une histoire charmante qui se déroule avant les terribles années des destructions par le béton. Dans les rues du 6e, on voit des librairies partout. Il n’y a plus de mois d’août, d’abord parce qu’il n’y a plus de Paris mais aussi parce que c’est le mois des invasions barbares. La seule consolation, à Paris au mois doux, c’était la Cinémathèque. Cette bonne vieille dame programmait une alternance de classiques et de raretés. C’était trop accorder aux derniers curieux. Elle est désormais fermée au mois d’août. Je vois dans cette fermeture la preuve irréfutable que la culture sert à nous en éloigner. Nous ne sommes plus bons qu’à faire la queue pour les expos, ce dont je me garde bien.
À tous ceux qui voient arriver la période des vacances avec accablement, je n’ai qu’un conseil à donner, plutôt une expérience à partager : RESTEZ CHEZ VOUS ! De préférence les volets clos.[/access]
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