À l’origine de ce film, Doillon dit qu’il y a une toile tardive de Cézanne, Les Bacchanales ou la lutte de l’amour (1880) : on y voit quatre couples qui s’affrontent plus qu’ils ne s’étreignent sous le regard d’un chien noir. Ici un seul couple, un homme et une femme qui se cherchent, se provoquent, s’empoignent et s’aiment dans un huis clos étouffant. Pour échapper au souvenir d’une nuit d’amour avortée, ils tentent de rejouer à l’infini la confrontation des désirs et des corps.
Au-delà du « pitch », il faut aborder ce film comme une épure car Doillon place l’homme et la femme dans un lieu unique, la maison et ses environs, il ne les nomme pas et toutes les confrontations se déroulent de manière codifiée. Elle, jeune comédienne, sait jouer avec les mots, lui écrivain marginal adore l’emprisonner dans des raisonnements contradictoires. D’abord les mots pour attaquer, provoquer, exciter puis les empoignades, les coups, les poursuites. Sur des dialogues très écrits, Sara Forestier et James Thierrée se lancent donc à corps perdu dans des combats spectaculaires inspirés de la lutte gréco-romaine. Si les premiers affrontements conservent un aspect burlesque qui fait sourire, la violence augmente à chaque « séance » et les corps des acteurs en portent d’ailleurs les traces…
Une intrigue secondaire se greffe sur cette relation ambigüe : la jeune femme vient pour régler la succession de son père récemment décédé. Au fur et à mesure qu’elle se débarrasse par les combats de la présence encombrante de son père mort et de la fratrie liguée contre elle, la femme apprivoise son désir pour l’assumer. Dans une ultime provocation elle l’exprime en termes très crus à l’homme devenu soudain un partenaire et non plus un adversaire : scène pivot du film, d’ailleurs la seule filmée en champ/contre-champ. Ensuite elle impose le silence car ils ont épuisé tous les mots du désir : place aux corps.
On a reproché à Doillon de filmer avec complaisance les combats et les corps nus, en particulier pour la fameuse scène dans la boue que certains jugent superflue. Cependant tout le film tend vers cette nudité et ces étreintes intenses qui expriment l’aboutissement du processus à l’œuvre dans les « séances de lutte » où les personnages restaient habillés. C’est James Thierrée qui a chorégraphié les combats, et il a su doser la violence et l’érotisme dans une progression qui tient compte de sa supériorité physique sur sa partenaire pourtant très énergique.
Si la musique sautillante de générique semble indiquer que tout le film ne serait qu’un jeu, l’image finale sous-entend l’inverse. Sous une lumière grise l’homme gît nu sur le sol, comme crucifié, les yeux fixés au plafond. La femme est recroquevillée sur lui, ils ont la peau blafarde et respirent à peine. La teinte cadavérique des épidermes rappelle brièvement L’Empire des sens mais la mise en scène évoque surtout la peinture… Doillon abandonne finalement ses personnages à l’orée de la folie après avoir décortiqué la mécanique destructrice du désir, « un dernier espace de liberté » comme aurait pu dire Georges Bataille.
Mes séances de lutte, de Jacques Doillon avec Sara Forestier et James Thierrée, dans les salles depuis le 6 novembre.
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