Entretien avec Caroline Eliacheff et Céline Masson, qui publient « Le Sermon d’Hippocrate, la Médecine sous l’Emprise des Idéologies » (L’Observatoire)
Causeur. Votre premier ouvrage La Fabrique de l’enfant transgenre, publié en 2022, avait rencontré un certain écho. Pourquoi déjà un second livre ?
Caroline Eliacheff et Céline Masson. Nous publions ce livre trois ans après le premier, et durant cette période, la controverse scientifique et médicale sur le sujet n’a cessé de s’intensifier. Il s’est passé beaucoup de choses et notamment pour nous après la publication de ce premier livre. Nous avons voulu en témoigner. Par ailleurs, de nombreux parents et adolescents nous ont parlé, ils nous ont décrit la manière dont ils ont été reçus dans des services spécialisés qui accompagnent les mineurs en questionnement de genre ou encore au Planning Familial voire par des associations militantes. Ces témoignages ont nourri notre réflexion.
Par ailleurs, nous participons à un réseau international de professionnels et chercheurs sur le sujet. Chaque jour, des informations nous parviennent : articles scientifiques, articles d’opinion, colloques… nous voulions en rendre compte. Mais, notre livre porte aussi sur des aspects socio-historiques et socio-politiques et pas uniquement médico-psychologiques.
Vous récidivez donc, en postulant que la pratique médicale contemporaine est influencée par des idéologies identitaires. Pourtant, la « dysphorie de genre », cela existe vraiment, non ?
Nous ne nions pas l’existence de la dysphorie de genre, nous la redéfinissons eu égard à notre expérience clinique, celle de nos collègues, aux témoignages des parents mais aussi aux articles scientifiques qui paraissent chaque jour et qui apportent un nouvel éclairage sur la transidentification des mineurs. Grâce à cette clinique et ces témoignages nous avons forgé avec nos collègues une nouvelle proposition clinique nommée ASP – Angoisse de sexuation pubertaire – qui permet de mieux comprendre les complexités psychologiques de ces adolescents et surtout adolescentes mal dans leur corps.
Nous constatons que l’approche médicale des mineurs en questionnement de genre s’est constituée sous l’influence de courants idéologiques qui privilégient une approche affirmative au détriment d’une évaluation approfondie de chaque situation.
Nous observons que l’approche médicale des mineurs en questionnement de genre s’est développée sous l’influence de courants idéologiques favorisant une approche transaffirmative, souvent au détriment d’une évaluation neutre, approfondie et rigoureuse de chaque situation.
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Ce que nous questionnons, c’est cette tendance à médicaliser trop rapidement des malaises adolescents qui, dans bien des cas, pourraient être compris autrement, en tenant compte de l’histoire personnelle et familiale, et des éventuels troubles psychopathologiques sous-jacents.
Nous critiquons ce que l’on appelle parfois la « médecine de genre » lorsqu’elle repose davantage sur des présupposés idéologiques que sur une démarche clinique rigoureuse. La médecine doit pouvoir accompagner chaque patient avec prudence et discernement, en s’appuyant sur des données scientifiques solides plutôt que sur des injonctions militantes. Notre thèse est donc celle d’une prudence nécessaire : il s’agit d’éviter que des décisions médicales lourdes de conséquences ne soient prises trop rapidement, sous la pression d’un discours qui tend à considérer toute remise en question comme une forme de transphobie.
Est-ce le wokisme qui menace le serment d’Hippocrate des médecins ?
À l’origine du « wokisme », une oppression ressentie où le corps est au centre des préoccupations, des identités blessées, des individus qui se sentent opprimés et s’allient pour lutter contre un ennemi commun. Dans la médecine transaffirmative, le corps biologique est l’oppresseur et l’ennemi des ressentis : il faut dès lors en changer souvent avec le blanc-seing de certains médecins pour qui les ressentis, les discriminations ressenties prévalent sur l’éthique médicale. Ces médecins, au nom du bien, ont choisi d’aider ces patients en accédant à leur demande. Mais est-ce bien leur rôle ?
En 2022, la faculté de médecine de l’université́ du Connecticut (UConn) a proposé́ une version « DEI‐fied», ou « Déi-fiée » en français, du serment d’Hippocrate. DEI signifie Diversity, Equity and Inclusion, soit Diversité, Équité et Inclusion. Le serment d’UConn fait l’impasse sur l’un des principes éthiques fondamentaux de la médecine occidentale en promouvant les droits humains et l’équité plutôt que l’égalité́ de traitement, au fondement du serment. Le risque alors est de discriminer – pour le bien – les patients en fonction de leur sexe ou genre, leur religion, leur « race », etc…
Vous ne donnez que rarement des noms et ne citez que peu d’exemples français, ou alors vous les anonymisez (ex : Lou et « l’Abri »). Prendre la parole sur ces sujets est-il risqué ? Craigniez-vous des poursuites judiciaires ?
Nous n’hésitons pas à prendre des risques pour nous-mêmes mais nous n’en faisons pas prendre à Lou et à son père qui nous ont confié leur exceptionnel témoignage. Lou en particulier est maintenant passée à autre chose et son anonymat doit être respecté.
A travers l’histoire, la médecine, saisie par l’idéologie, a pu nuire aux femmes, aux enfants et aux homosexuels, expliquez-vous. Sans tomber dans des parallèles malheureux (on pense à l’époque nazie), quels autres exemples avez-vous en tête ?
Vous citez justement les exemples que nous avons trouvé dans l’histoire relativement récente où la médecine s’est en quelque sorte dévoyée au nom du bien.
Nous avions entendu parler des lobotomies pratiquées jusque dans les années 80 mais inaugurées à une époque où la psychiatrie était balbutiante. Cette technique barbare et controversée a vu ses indications s’élargir à toutes sortes de pathologies (schizophrénie, homosexualité) sans tenir compte de ses effets secondaires ni de ses résultats catastrophiques.
Nous avons découvert les traitements infligés aux femmes hystériques au XIXème siècle (à qui on ôtait utérus et ovaires pour soi-disant les soigner) et aux enfants qui se masturbaient à qui on ôtait le clitoris pour les filles, les testicules pour les garçons. Cette médecine était au service de la morale chrétienne et du patriarcat. Toutes proportions gardées, aujourd’hui, on ôte les seins des mineures qui attribuent leur souffrance au développement de leur poitrine pour leur bien en pensant les soigner.
Enfin, les traitements infligés aux homosexuels par les psychiatres et les psychanalystes (pas tous bien sûr et surtout pas Freud lui-même) pour les rendre hétérosexuels sont encore dans les mémoires. Est-ce pour ne pas se trouver dans « le camp du mal » que certains soignants d’aujourd’hui se disent dans « le camp du bien » en accédant trop rapidement aux desiderata de mineurs plus ou moins en souffrance ?
Vous décrivez dans le livre tous ces milieux favorables au changement de sexe chez les mineurs, et que votre association L’Observatoire de la petite sirène observe de près. Certains professionnels de santé en France adhèrent-ils encore trop rapidement aux demandes de transition des jeunes? Dispose-t-on de chiffres quant à cette augmentation inquiétante des demandes de transition de genre chez les mineurs, en France ou à l’étranger ?
Oui on dispose des chiffres dans plusieurs pays mais pas en France bien que les consultations spécialisées ont renseigné l’augmentation du nombre de jeunes qui les consultent. C’est aujourd’hui incontestable, le nombre des demandes a beaucoup augmenté dans tous les pays occidentaux. Un seul exemple : Le GIDS à Londres est un des plus grands centres pédiatriques au monde à avoir reçu ces enfants et adolescents transidentifiés. Il a été fermé en mars 2024 suite à un rapport accablant. En 2010, on comptait 77 demandes avec un sex ratio de 44% de filles. En 2020, 2778 demandes dont 73% de filles. Près de 5000 demandes en 2022 dont plus de 75% de filles.
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En France, selon un sondage d’opinion de l’IPSOS[1], 11% des personnes nées entre 1997 et 2007 se disent ni femmes ni hommes, dont près d’un tiers se dit transgenres (le chiffre tombe à 5 % pour ceux nés entre 1981 et 1996). Il y a bien un phénomène générationnel qui concerne majoritairement la tranche d’âge des 15-25 ans, d’après les études et les expériences cliniques de collègues dans de nombreux pays. Aux États-Unis, plus de 7 % des femmes et plus de 4 % des hommes en âge de fréquenter l’université se considèrent comme transgenres. Ces chiffres reflètent probablement les tendances observées dans de nombreux autres pays.
Quel regard portez-vous sur la fameuse circulaire Blanquer sur la situation des enfants en questionnement de genre au lycée, et sur les polémiques plus récentes concernant l’éducation sexuelle à l’Education nationale ?
La circulaire Blanquer partait d’une bonne intention. Néanmoins nous pensons qu’elle crée un régime d’exception pour les « élevés transgenres », mettant en cause les principes de neutralité et d’égalité au sein de l’école. Cette circulaire pourrait avantageusement être remplacée par une note de service afin de sécuriser les personnels de l’Éducation nationale. Les élèves ne devraient plus être désignés « enfants transgenres » mais « enfants en questionnement de genre ». De plus, le rapport Cass a montré que cette « transition sociale » n’est pas aussi anodine qu’on voudrait nous le faire croire.
Quant à l’éducation à la vie affective à l’école, nous sommes pour ! La dernière mouture présentée par Elisabeth Borne nous paraît raisonnable. Elle tranche heureusement avec certaines préconisations de l’OMS à propos de l’éducation à la sexualité en milieu scolaire que nous analysons dans notre livre.
Concernant la pharmacologie, où en est en France la pratique / prescription des bloqueurs de puberté ? Mme Eliacheff, vous êtes médecin psychiatre : dans le chapitre 3, vous faites le parallèle entre les bloqueurs de puberté et les antidépresseurs. Existe-t-il des cas où le recours aux bloqueurs est justifié ? N’en fait-on pas trop sur ce qui est peut-être un simple effet de mode (comme on avait pu l’observer aussi avec les antidépresseurs, ou avec la surmédicalisation d’enfants supposés hyperactifs aux Etats-Unis) ?
En France, il n’y a pas d’autorisation de mise sur le marché (AMM) des bloqueurs de puberté dans l’indication « dysphorie de genre ». Ils sont donc prescrits « hors AMM » (et remboursés par la Sécurité sociale) à des mineurs en pleine santé chez qui ils interrompent pendant plusieurs années le développement physique mais aussi psychique de la puberté. Je ne peux pas vous dire combien de jeunes sont concernés car on n’a pas de chiffres ce qui nous distingue de bien d’autres pays.
Mais ces produits sont autorisés pour des enfants présentant une puberté précoce (entre 5 et 9 ans) – une anomalie touchant davantage les filles – dans le but d’éviter les effets psychologiques et physiques de la puberté à un âge inapproprié.
Chez les adultes, ils sont prescrits (à des doses supérieures) dans l’endométriose chez la femme et chez les hommes dans le cancer de la prostate et pour diminuer la libido des délinquants sexuels.
Mais revenons aux jeunes transidentifiés. Nous racontons comment cette idée est née à Amsterdam dans la tête d’une endocrino-pédiatre spécialiste des pubertés précoces et d’une psychologue du service de genre pour les mineurs. Il s’agissait de soulager la souffrance de ces jeunes qui se disaient « trans » liée à l’apparition de leur puberté, d’éviter des suicides, de passer directement aux hormones croisées vers 16 ans dans des conditions assez strictes qui, très rapidement n’ont plus été respectées. Mais surtout, de nombreuses études ultérieures ont montré que les promesses d’amélioration n’étaient pas tenues et qu’il ne s’agissait pas d’un « bouton pause » permettant au jeune de réfléchir mais bien d’une première étape menant directement à la prise d’hormones croisées (testostérone pour les filles et hormones féminines pour les garçons). La réversibilité mise en avant n’est pas aussi évidente qu’on l’a prétendu. On assiste au paradoxe suivant : les preuves d’inefficacité sont de plus en plus nombreuses et devraient entrainer une baisse des prescriptions ; or, on assiste à l’inverse. Certains médecins ne veulent plus appliquer ce que disent les études scientifiques de bonne qualité… Pour autant, en France, nous avons l’impression qui serait à confirmer que ces prescriptions ne sont pas très nombreuses (mais c’est déjà trop). Elles ne peuvent se faire qu’avec l’autorisation des parents d’où l’importance de leur donner une information la plus objective possible. C’est ce à quoi nous nous attachons.
245 pages
Le sermon d'Hippocrate: La médecine sous l'emprise des idéologies identitaires
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[1] IPSOS, « enquête LGBT+ Pride 2023 Globale » (juin 2023).
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