L’angoisse monte. Demain matin, le réveil sonnera. Écolier ou salarié, vous n’échapperez pas au destin tragique de la reprise. Les symptômes sont connus : de la boule au ventre à l’envie de disparaître, de tout plaquer, de vous retrouver, seul, dans cette crique, loin des affreux, du monde « civilisé », des professeurs, des chefs, des empêcheurs de respirer, etc… Comme le disait le fataliste président Chirac, les emmerdes volent toujours en escadrille surtout à la fin de l’été où impôts, taxes, directives et injonctions nous encerclent. Nous sommes pris dans la nasse. Pas la peine de gesticuler, il faut se soumettre, abdiquer, la fermer et reprendre le chemin du travail ou du lycée en rêvant aux prochaines hypothétiques vacances.
Il existe cependant un moyen de se libérer temporairement de ce carcan : lire (dévorer) le tome 24 des aventures de Lefranc. L’Enfant Staline vient de paraître chez Casterman. Cette douceur d’enfance est un régal, elle panse les blessures de l’âge adulte. Elle abolit le temps. Elle redonne des couleurs à l’automne. Son classicisme bon teint, sa nostalgie fifties, son scénario charpenté à l’ancienne, sa sculpturale ligne claire et son charme discret, élégant, bourgeois, la mettent à l’abri des modes forcément passagères. Chez Lefranc, on respecte la tradition. Disparu en 2010, Jacques Martin, le créateur de Lefranc mais aussi d’Alix, pourrait être fier de ses successeurs. C’est maîtrisé, esthétique, romanesque, documenté et puissamment passéiste, des qualités qui font de ce dernier opus une fenêtre vers l’imaginaire, le vrai, pas le fabriqué, le contrefait. Trop d’auteurs de bande dessinée courent derrière une illusoire modernité, ils pensent renouveler le genre en forçant le trait, en accumulant les outrances, en se prenant pour des artistes, détestable dérive narcissique. Ils ont simplement peur d’écrire et de dessiner une bonne histoire avec des personnages, de l’action, de la psychologie et de l’évasion.
À tort, ils imaginent que les jeunes lecteurs de BD sont attirés par l’air du temps. Fugace méprise. Si depuis 1952, année de sa naissance, on aime suivre le journaliste Lefranc dans le décor inchangé de la Guerre Froide, c’est qu’on y retrouve des sentiments nobles, un monde fait de complots, d’intrigues scientifiques et de tensions diplomatiques. Une aventure historique qui, l’espace d’une heure, nous fera oublier notre triste quotidien d’ex-vacancier. Il suffit de lire la première case pour qu’on avale les 48 pages suivantes : « Novembre 1952. Ce jour-là, vers 18 heures, alors que règne un froid polaire sur Moscou, Alexeï Andreïev, directeur du département de génétique à l’Institut de recherche scientifique de Moscou, sort de son laboratoire et se dirige vers sa voiture officielle ». Thierry Robberecht a construit une trame haletante, à la découpe aussi précise et tranchée qu’un veau Orlov. Il retrouve comme sur le précédent album (L’Éternel Shogun), Régric au dessin qui montre l’étendue de son talent (immense). Ses paysages sous la neige, ses rues sombres de Moscou ou la finesse de ses illustrations automobiles (ZIM 12, Gas 69, etc…) mériteraient d’être exposés dans nos musées. Des planches de toute beauté ! Une mention spéciale à Bruno Wesel pour ses couleurs géorgiennes. Dans L’Enfant Staline, il est question de clonage, du Petit Père des Peuples, des purges, de la lutte entre le MGB (ancêtre du KGB) et la CIA, de la Science toute puissante et de vies brisées.
Quand vous serez, demain, à votre bureau, devant votre écran à compiler des chiffres sur un tableur Excel ou à écouter distraitement un cours sur la photosynthèse, votre esprit divaguera sur les rives de la Koura. Le prochain album de la série devrait sortir en 2014 sous le titre provisoire de Cuba Libre (scénario de Roger Seiter). Avant de prendre le cap sur le soleil des Antilles, savourez cet épisode soviétique, froid, glacé, idéal pour un temps de rentrée.
L’Enfant Staline – Tome 24 Lefranc – Jacques Martin-Régric-Robberecht – Casterman (@photo)
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