Enard, superstar


Enard, superstar

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Dans un mois, la rentrée littéraire sera pliée. Les prix à peine distribués, on commence déjà à remballer, voire à pilonner. Le roman de septembre est une denrée hautement périssable, une exception française. Fragile, il ne supporte pas la chaleur des salons du livre, la promiscuité des rayonnages et encore moins, les estomacs délicats des critiques. Il laisse toute une profession exsangue en plein cœur de l’automne. Car, excepté de très rares élus, l’immense majorité des auteurs a le sentiment de s’être fait berner. Les perdants de novembre se ramassent à la pelle. Le Goncourt partage avec l’Euro Millions, la même part de rêve inaccessible et de brutalité économique. Et puis derrière, ça se bouscule au portillon, les beaux livres jouent des coudes, Noël est leur saison, pas question de se faire doubler par un essayiste retardataire ou pire un auteur de janvier qui voudrait leur griller la priorité. La machine tourne à plein régime si chacun veut bien respecter le calendrier.

L’édition française a horreur du vide. Elle vit au rythme des fournées incessantes, souvent harassantes et doit faire face à l’inconstance des lecteurs. Ces animaux tristes ne sont vraiment pas des consommateurs raisonnables. Ils sont volatils, insoumis et inconscients des enjeux économiques de tout un secteur. Ils ne comprennent décidément rien à la saisonnalité des livres. Leur viendraient-ils à l’idée de manger des fraises en décembre ? Non, alors pourquoi se jettent-ils sur un écrivain mort en 1987 à l’âge de 44 ans ? Un type flou au CV foutraque dont personne ne se souvient sauf les admirables Editions Finitude, qui depuis plus de dix ans, (re)publient les œuvres de Jean-Pierre Enard. Un écrivain hors-sol, improbable personnage sorti d’un conte de Marcel Aymé, un style inimitable, friable, une variation nostalgique, quelque chose de Toporien dans la recherche de l’étrange et de profondément mélancolique. Un bonheur de lecture. On ouvre un livre de Jean-Pierre Enard parce que sa courte biographie amuse : rédacteur au Journal de Mickey, chercheur de gadgets pour Pif, directeur de la Bibliothèque rose, chroniqueur à VSD, etc… D’instinct, une connivence s’installe. L’estime n’est pas loin. On flaire le réfractaire. Les écrivains au parcours déviant attirent toujours plus que les bons élèves de la méritocratie. On n’a encore rien lu de lui, juste aperçu son visage joufflu, sa barbe d’instituteur et son costume crème dans l’émission « Apostrophes » de juin 1978. Pivot l’avait invité aux côtés de Roger Caillois pour parler de son roman Le dernier dimanche de Sartre paru aux Editions du Sagittaire. Même sa voix semble irréelle. Trop haute pour sa lourde carcasse. Faussement sentencieuse comme si ce jeune homme intimidé s’amusait de la situation, en décelait toute l’ironie.

L’œuvre de Jean-Pierre Enard traverse les époques comme le passe-muraille, elle brouille l’espace-temps, télescope ses héros, ose le carambolage des genres. Il ne se refusait aucune facétie, aucune liberté, le fantastique et l’érotique, le policier et le boulevardier, la philosophie et la bistronomie. Finitude, maison de qualité, ne s’y est pas trompée en remettant en selle ce cavalier instable des lettres. Les Contes à faire rougir les petits chaperons bénéficient d’un joli retirage coquin. Une Blanche-neige multi-orgasmique, trois petites cochonnes lubriques, un petit Poucet brouteur, c’est partie fine au château de Moulinsart ! Carré blanc de rigueur : « Un tel cul, généreux et insolent, appelle la fessée avec autant de vigueur qu’un philosophe réclame son heure de télévision ». Enard pratiquait une littérature sans filtre dont l’originalité séduit et réveille notre époque engluée par l’auto-fiction ou plutôt, devrait-on dire, l’auto-miction, un déversement de banalités. Finitude en profite également pour publier « L’existence précaire des héros de papier… », un roman-feuilleton clownesque, c’est-à-dire drôle et sombre. Une histoire policière qui se moque de l’intrigue, une chronologie qui se fout du temps réel, mais jamais des sentiments. Enard vient colorier le ciel bas et sombre de cette rentrée 2015. Si en plus, je vous dis qu’il buvait du Quincy et sauçait abondamment ses plats, courez lire cet ogre lucide du temps passé.

Contes à faire rougir les petits chaperons de Jean-Pierre Enard – Finitude

L’existence précaire des héros de papier de Jean-Pierre Enard – Finitude

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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