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Touche pas à mon ENA!

En l'ouvrant à la "diversité" et aux "minorités sous-représentées", Macron risque de casser le cursus honorum républicain


Touche pas à mon ENA!
Les locaux historiques de l'Ecole nationale d'administration (ENA), rue des Saints-Pères à Paris, septembre 1967. ©Universal photo/SIPA

Quand on n’a ni la naissance ni la fortune ni les relations, mieux vaut être meilleur que les nantis. En voulant ouvrir l’ENA à la « diversité » et aux « minorités sous-représentées », Emmanuel Macron risque de casser le cursus honorum républicain. 


J’ai eu la chance de passer mon bac en 1967. La chance, parce que j’ai été instruit par des professeurs dignes de ce nom (en costume-cravate ou en jupe sous le genou) sous les auspices du Lagarde et Michard, du Gaffiot et du Bailly, des écrivains classiques français et de la philosophie pas encore « postmoderne ».

J’ai eu le malheur d’effectuer ma première année de lettres classiques en 1968. Le malheur, parce que, boursier, et conscient des efforts de mes parents qui s’étaient saignés aux quatre veines pour me faire poursuivre des études (« Chez nous, tonnait ma mère, pas question de commerce ! Les études ! »), je contemplais mon accession au temple du Savoir, la Sorbonne, réduite en cendres dans le chahut potache de jeunes bourgeois saisis du prurit de la mort du Père.

Pourtant, je caressais encore le rêve de m’inscrire plus tard à Sciences-Po, puis de tenter le concours d’entrée à l’ENA. Un incident, au détour des effusions de la rue de Mai 68, m’a fait bien vite atterrir. Alors que je regardais d’un œil plus curieux que militant les charges des CRS aux environs d’une barricade, l’un d’eux m’avait avisé, puis lancé : « Toi, on va te faire la peau comme en Algérie… » Devant ma protestation indignée et mes brevets de patriotisme (un grand-père soldat en 14-18, mon père en 39-45, médailles à l’appui), il m’avait rétorqué : « Ouais, un Français de papiers, quoi… »

J’en eus le cuir hérissé, l’esprit meurtri. Mais, après tout, s’il avait raison ? Débarqué de frais après le rapatriement d’Algérie, je n’étais, somme toute, qu’une pièce rapportée. Un invité en bout de table du banquet national. « Et, en plus, tu veux faire l’ENA avec le nom que tu portes ? », me suis-je dit.

Ma vocation est morte ce jour-là. Je me suis résigné à emprunter d’autres chemins d’intégration.

Je n’en ai pas moins gardé longtemps un goût amer dans la bouche. C’est que j’avais tété le patriotisme français au sein de ma mère, appris à aimer mon pays sous la conduite d’un père à la fois fonctionnaire républicain exigeant et juif pratiquant scrupuleux. Et l’école m’avait enseigné le respect du drapeau, de la Marseillaise, le culte des glorieux ancêtres (voire de mes ancêtres gaulois, même si ceux-là auraient eu du mal à me tenir pour l’un des leurs). Mais quand on s’appelle Allouche, n’est-ce pas, ça faisait tache…

Bien sûr, j’étais naïf. Mais personne pour me conseiller, me rassurer, me guider. Mon milieu ne possédait pas les « codes » sociaux adéquats. A fortiori, le carnet d’adresses. Je n’en suis pas devenu, pour autant, un adepte de Bourdieu – qui fera, plus tard, des ravages parmi mes étudiants en journalisme.

Mais, malgré cette lointaine déconvenue, je juge indigne et démagogique le haro contemporain sur l’ENA.

Je ne sais pas si l’« ascenseur social » est bloqué – pour moi, il a tout de même fonctionné. Avec en visée, la ligne de crête de l’excellence. Quand on n’a ni la naissance, ni la fortune, ni les relations, il demeure un impératif absolu : être meilleur que les nantis. Une forme de lutte de classes pas plus indigne qu’une autre.

Il est vrai, grâces en soient rendues aux hussards en blouse grise, que j’ai bénéficié de maîtres qui concevaient leur tâche comme un sacerdoce (jusqu’en primaire, au « bled », où ils tiraient vers le haut tous les gamins de la colonie sans éprouver le besoin de mettre en œuvre une quelconque « discrimination positive », et quand je relis les noms des palmarès d’antan, les Courtois, les Ben Malek et les Halimi de mon enfance s’y côtoient dans une joyeuse émulation).

Je ne peux pas en dire autant de ceux qui ont eu en main mes enfants et mes petits-enfants.

L’ENA, donc. L’ambition de l’ouvrir à la « diversité » et aux « minorités sous-représentées » est louable, mais revient à une politique de Gribouille. Aucune politique volontariste ne pourra combattre l’inégalité de départ : non celle de la naissance, mais celle de l’ambition, de l’acharnement, du sacrifice. L’égalité est une aspiration, non un postulat (comme c’est réactionnaire ! J’assume !). Quant à « l’entre-soi »… Mais, aujourd’hui, la France fourmille d’« entre-soi », tous plus revendicatifs et plus venimeux les uns que les autres.

Alors, si j’avais quelques décennies de moins, je tenterais le concours de l’ENA. Et je le réussirais. Grâce, entre autres, à mes anciens maîtres Lounis, Elbèze, Fassier, Krittlé, Bosbœuf, et j’en oublie, et avec l’aide des sieurs Lagarde et Michard, Gaffiot et Bailly.

Mai 2019 - Causeur #68

Article extrait du Magazine Causeur




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est ancien correspondant de Libération en Israël.

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