À l’heure où le mot d’ « emprise » est devenu un lieu commun, pris dans la gangue d’une langue de bois qui dénonce, voici un roman, En vérité Alice de Tiffany Tavernier, qui dit l’expérience singulière d’une femme qui croit sauver un homme grâce à l’amour qu’elle lui porte. Mais c’est un chemin de croix qui va s’ouvrir devant elle.
Alice, à courir après le lapin noir qui ne porte aucun nom et qui s’appellera « il » tout au long du roman, tombe dans un trou où elle essaie, dans un premier temps, de faire son nid en justifiant chaque mauvais geste par une bonne raison. Cela est d’autant plus plausible qu’« il » ne se présente pas comme une brute épaisse, mais comme un homme ayant beaucoup souffert dans son enfance, et qui n’en vient aux mains que tardivement. Comment, dès lors, ne pas croire que la demande incessante de selfies dans la journée accompagnés de trois cœurs, n’est pas le signe d’un amour si grand qu’il a besoin de signes, précisément ? Et quand les propos du monsieur se font acerbes, voire insultants, ne s’excuse-t-il pas immédiatement en pleurant ?
Procédures religieuses et amour ahurissants
C’est ainsi que, dans une solitude qu’accroît l’installation à Paris, notre héroïne argumente sans fin avec elle-même pour se persuader que son amour guérira les blessures de celui qui souffre tant…
Mais il faut manger aussi, et c’est dans une église où elle se trouve par hasard qu’Alice tombe sur une petite annonce proposant un travail dont elle ne comprend pas vraiment la nature mais pour lequel elle postule en désespoir de cause. Il s’agit ni plus ni moins de classer des dossiers de futurs saints à canoniser. Voilà notre héroïne embarquée dans des procédures ahurissantes et bien réelles pour asseoir la validité de tel ou tel candidat au grade supérieur.
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Où l’on apprend donc que le serviteur ou la servante de Dieu doit avoir fait preuve, tout au long de sa vie, d’une piété remarquable, que le serviteur n’est pas le vénérable dont l’héroïcité des vertus a été reconnue par l’Église, à condition qu’aucun culte ne lui ait été rendu. Que le vénérable n’est pas encore le bienheureux ou la bienheureuse, auquel ou à laquelle on peut attribuer post mortem, au moins un miracle ou qui est mort(e) en martyre. Et qu’enfin, le bienheureux ou la bienheureuse n’est pas encore un saint ou une sainte, auquel ou à laquelle on peut attribuer au moins deux miracles.
Vous les femmes…
C’est du sérieux, et notre malheureuse Alice se perd quelque peu dans les procédures. Mais cela lui permet d’étudier des vies de saints ou de saintes qui ponctuent le roman et lui donnent un rythme plutôt allègre. Ainsi donc, entre deux crises conjugales qui n’en sont pas encore arrivées aux coups mais qui dépriment sévèrement la future candidate au poste suprême, Alice continue de vouloir sauver un homme dont elle ne remet jamais en question les souvenirs soi-disant traumatisants et qui finiront en poudre de perlimpinpin, tout en classant les dossiers des saints à venir. Et c’est bien l’argumentaire qu’elle déploie qui instruit le plus sur l’âme humaine et sur un cœur féminin en proie à la tentation du sacrifice ; tentation plus courante qu’on ne croit et dont Anne Dufourmantelle avait fait un livre passionnant, pour comprendre ce qui, dans notre civilisation, instaure la femme sacrificielle.
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On se doute que la fréquentation des futurs saints va donner un sérieux coup de pouce à l’idée de persévérer sur un chemin dont l’entourage ne cesse d’avertir qu’il est une impasse dangereuse. Et c’est même au moment où Alice commence à douter de son chemin de croix que des voix la remettent sur la voie si l’on peut dire. Et cela pourrait finir ainsi : la jeune femme douce et effacée que la rencontre avec des vies de saints va conforter dans sa passion triste. Eh bien non, cela ne finit pas ainsi, et le coup de théâtre, qui permettra à notre stagiaire au fond de son trou et au milieu de ses dossiers à redresser enfin la tête, et à opposer un non-ferme et définitif à ce qui détruit, vient de là où on l’aurait le moins attendu…
Ce roman qui mélange les registres, qui mêle la trivialité sordide d’un rapport destructeur à des rêves et des passages d’un grand lyrisme lors des souvenirs d’enfance sur un autre continent, ainsi qu’à ces récits de saints comme des petits cailloux pour une petite Poucette qui aurait perdu son chemin, dit l’aventure d’Alice pour remonter du trou où elle était tombée.
En vérité, Alice, de Tiffany Tavernier, chez Sabine Wespieser éditeur. 2024
La femme et le sacrifice, d’Antigone à la femme d’à côté d’Anne Dufourmantelle, Denoël, 2007
La Femme et le Sacrifice: D'Antigone à la femme d'à côté
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