Normalement, je n’aime pas trop raconter ma vie. Enfin, pas à mes lecteurs. D’ailleurs, ça tombe bien, parce qu’eux n’ont pas la moindre envie que je les ennuie avec mes crises d’âme. Et pourtant, je vais vous parler à tous d’un truc super intime puisqu’il s’agit du doudou dont aucun adulte ne peut plus se passer, l’« objet transactionnel » universel : le téléphone portable. Mon téléphone portable.[access capability= »lire_inedits »]
Il y a quelques semaines, le mien présentant des signes inquiétants de grave maladie, je me suis laissé convaincre par un vendeur enthousiaste d’adopter un appareil équipé d’un véritable clavier reproduisant celui de mon ordinateur. Au passage, j’ai choisi un appareil de la même marque que le précédent, pensant naïvement que cela faciliterait le transfert de données de l’un à l’autre. C’était oublier que, derrière chaque merveille technologique, se cache un groupe de sadiques décidés à rendre fou l’utilisateur lambda. Après tout, il ne m’a fallu que quelques heures et autant de litres de café pour venir à bout des pièges planqués dans la diabolique petite boîte. Passons.
J’étais donc en passe d’atteindre la félicité : avec cet appareil, pensé-je, j’allais pouvoir écrire en français sans avoir à tapoter frénétiquement sur les touches avec l’application d’un élève de cours préparatoire. Je me réjouissais d’éviter les regards méprisants des détenteurs d’iPhone qui, comme tous les clients de la marque Apple, font penser à des convertis qui n’ont rien de plus urgent que de vous faire entrer dans la communauté des croyants. Parce que là, moi aussi, je possédais un engin dernier cri, dernière génération, usages multiples et variés. La seule « fonctionnalité » qui ne semblait pas prévue, c’était qu’il m’appelle quand personne n’y pense. Mais j’en suis convaincue, ce sera pour le prochain.
À ce stade, chers lecteurs, je vous dois un aveu. Contrairement aux apparences, je vis avec mon temps. Je suis donc devenue une adepte du SMS, également dit « texto » : d’abord, parce qu’il me permet de combattre ma propension coupable au bavardage, ensuite parce que j’aime la chose écrite. Qu’il s’agisse d’envoyer des mots doux, de balancer des vacheries, de prendre un rendez-vous ou d’annoncer courageusement à un rédac’ chef que vous êtes en retard, le texto conjugue l’instantanéité du téléphone et la délicieuse distance de l’écriture.
Je décidai donc d’étrenner mon nouveau jouet en rédigeant un beau message. Je dénichai le point, la virgule, le circonflexe et même le c cédille en majuscule. Le bonheur. Et voilà que tout s’écroula : impossible de repérer le u accent grave, pourtant indispensable à l’adverbe « où » qui désigne un lieu – ex : où es-tu ? Soucieuse de m’épargner la lecture du mode d’emploi écrit en chinois, au propre et au figuré, je filai interroger le vendeur à qui personne n’avait jamais posé une question pareille. Plein de bonne volonté, il tenta de trouver la lettre volée, avant de me dire l’atroce vérité : le u accent grave n’existe pas sur l’appareil que j’avais acheté. Devant mon air incrédule il se risqua : « Mais qu’est-ce que ça peut vous faire ? » Je hoquetai : « Pardon ? Mais c’est très grave ! Je suis allergique aux fautes d’orthographe. » Lui, aggravant son cas : « Mais personne ne vous le reprochera ! » Je m’étranglai : « Mais moi, je me le reprocherai ! » Il me gratifia du sourire bizarre du type qui va appeler l’ambulance et conclut, d’une voix étrangement douce, qu’il ne pouvait rien faire pour moi.
Depuis, je me creuse le citron pour faire des phrases ne comportant pas l’adverbe maudit. Quant aux fadaises sur le fait que, grâce au texto, les jeunes redécouvrent les charmes de l’écriture, mieux vaut les éviter devant moi. Je mords. Parfois, je ne trouve pas mes mots.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !