Si les éditeurs (Le Livre de Poche et Albin Michel) n’avaient pas décidé de célébrer le cinquantième anniversaire de la mort de Pierre Benoit et si Patrick Besson n’en avait pas fait l’objet de sa chronique dans Le Point, je serais passé à côté de ce grand auteur. C’est plus grave que de perdre un triple A ou le Tournoi des VI Nations. Il y a très longtemps, dans la bibliothèque de mes grands-parents, j’avais aperçu le nom de cet écrivain sans m’y intéresser vraiment. Mes goûts d’alors me portaient plutôt vers les romans chocolatés de Roald Dahl ou les pitreries du Petit Nicolas que je dévorais sous la couette sans modération.
Je me souvenais pourtant que les livres de Pierre Benoit (né en 1886 à Albi et mort en 1962 à Ciboure) étaient coincés entre ceux de Roger Martin du Gard, de Pierre Loti, de Mauriac et les inévitables cavaleries de Dumas. Il faudra un jour montrer, statistiques à l’appui, combien nos bibliothèques modernes sont devenues vaines et sèches. Mes grands-parents étaient des négociants en vin berrichons des années 50, leurs livres étaient à leur image, simple, distrayante, vraie et sensible.
Nous n’étions pas dans ces familles d’intellectuels qui parsèment leurs bibliothèques d’ouvrages savants, de philosophes incompris et de théoriciens du vide. En plein cœur de la campagne française, on lisait pour s’évader d’un dur labeur, pour oublier les livraisons au petit matin dans les fermes lointaines, ces heures à manipuler des fûts trop lourds ou à fabriquer la limonade artisanale la plus succulente du département. On ne chômait pas et on ne s’en plaignait pas. On faisait plusieurs dizaines de kilomètres pour apporter un carton de bouteilles d’eau minérale ou une caisse de Sancerre (il était abordable à cette époque-là) à une grand-mère paysanne qui, excepté le marchand de vin et le facteur, recevait bien peu de visites. Tout ça, c’était avant que la grande distribution n’étende son emprise sur notre façon de manger, de boire et de penser. Pour s’extraire de ce travail souvent rude, le choix d’un bon livre ne se prenait donc pas à la légère. On était attentif au sujet, aux personnages mais aussi au style. Hors de question de refourguer à mon grand-père, lecteur attentif et musicien chevronné, un livre écrit par un athlète à la retraite ou un animateur de télévision en échec scolaire.
Je sais maintenant pourquoi mon grand-père lisait Pierre Benoit et ses folles histoires d’aventures où les hommes partent à la conquête de terres inexplorées et de femmes inaccessibles. Quand on vit entouré d’un pré et de quelques coteaux de vigne, se retrouver dans le désert du Hoggar, dans un château de Lautenbourg-Detmold ou dans les palais d’Angkor et voilà la vie intérieure qui prend une autre dimension. On s’endort dans les bras d’Antinéa, la petite fille de Neptune et de la grande duchesse Aurore.
Le Livre de Poche a eu la formidable idée de republier trois volumes à la couverture délicieusement désuète, tous préfacés par Adrien Goetz : L’Atlantide, Le Roi Lépreux et Koenigsmark (qui fut le premier Livre de Poche de la collection créée par Henri Filipacchi en 1953). Dans le même temps, Albin Michel ressort Axelle, La châtelaine du Liban et Mademoiselle de la Ferté. Ce 50ème anniversaire ne serait pas complet sans la biographie de Gérard de Cortanze intitulé Le romancier paradoxal. Pourquoi Benoit a-t-il disparu des rayons de nos librairies alors qu’en son temps, il fut l’empereur des best-sellers ? Son droitisme, sa nomination à l’Académie française en 1931, son orientalisme et sa plume réactionnaire n’ont pas aidé à sa reconnaissance posthume. Et pourtant, si le cinéma a souvent puisé dans son œuvre, c’est à l’évidence que Benoit était un maître du suspense et de l’évasion. Il répond parfaitement à ce que l’on est en droit d’attendre d’un écrivain, il écrit juste, la forme est enlevée, le fond documenté. La lecture devient alors, à la fois captivante et instructive. Si on y ajoute une dose d’érotisme et cet élan narratif qui nous maintient sans cesse en haleine, les romans de Benoit font honneur à la grande littérature populaire française. Exigence envers un très large public et puissance d’un imaginaire débridé sont des ingrédients qui nous manquent cruellement aujourd’hui. Nos grands-parents avaient décidément bien de la chance. Grâce à ces multiples rééditions, nous aussi.
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