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En paquebot avec Goscinny


Il y a ceux qui transportent des marchandises, ceux qui remontent les fleuves à la recherche du colonel Kurtz, ceux qu’on réquisitionne dans les batailles navales, ceux « dont l’humeur est vagabonde », ceux dont le ventre est bourré de pétrole brut et ceux dans lesquels on s’embarque pour le seul plaisir du voyage. De Homère à Melville et Conrad, les bateaux sont très présents dans la littérature ; il est en revanche plus inhabituel de croiser un livre consacré aux paquebots. C’est le sujet de Tous les visiteurs à terre ![1. Le titre est une référence à l’annonce faite, peu avant le départ des paquebots, pour que les personnes accompagnant les passagers regagnent la terre ferme (on entend à peu près la même dans les TGV).] de René Goscinny, sorti de manière un peu confidentielle à la fin des années 1960 et réédité il y a peu.

Dès qu’il en avait la possibilité, le génial père d’Astérix et du Petit Nicolas dépensait ses nouveaux francs honnêtement gagnés en faisant le tour du monde en paquebot.[access capability= »lire_inedits »] Ayant vécu, dans sa jeunesse, sur le continent américain, Goscinny était un habitué des lentes et voluptueuses traversées transatlantiques. C’est sur le navire Les Antilles (173 mètres) qu’il a rencontré sa femme, Gilberte, et sur plusieurs de ces palaces flottants qu’il a conçu ses truculents personnages.

Le naufrage du Costa Concordia (290 mètres) a rappelé au monde l’existence des croisières. Cauchemar touristique ringard pour vieux couples aisés avides d’émotions aseptisées, ou expérience riche en subtils plaisirs surannés ? Goscinny dresse, en 13 chapitres pleins de drôlerie, le portrait d’individus ordinaires qui – une fois en mer – adoptent des comportements extravagants… « Même pour la plus luxueuse des croisières, ils ont tous l’air d’émigrants fuyant la crise provoquée par une mauvaise récolte de pommes de terre. » Les dames tombent amoureuses des capitaines, les messieurs se prennent pour des loups de mer, les jeunes filles se muent en naïades au bord des piscines des ponts de première classe, sous le regard de vieux garçons en peignoirs roses buvant des cocktails sans alcool. La première chose à savoir, rappelle Goscinny, c’est qu’il faut rapidement acheter le personnel : « Il ne faut reculer devant aucune bassesse pour s’assurer la bienveillance du maître d’hôtel. Cela peut être utile en cas de désastre, car un bon maître d’hôtel vous susurrera : ″ Ne prenez pas le canot n°2 : il a une voie d’eau ″ ». Si la bourgeoisie de l’époque gaullienne est croquée avec cruauté et tendresse, les traversées océanes deviennent, sous la plume de Goscinny, des épopées prodigieuses impliquant des notaires et des femmes d’ambassadeurs, aventuriers pour quelques semaines ou quelques mois. Les commandants de bord appellent les désastres de leurs vœux pour mieux prouver leur bravoure : « Le demi-dieu, le pacha, le sultan, ne trouvera son refuge que dans le mauvais temps et les passages difficiles, dont il prendra prétexte pour rester sur la passerelle, bénissant le moindre écueil que les hasards géographiques auront placé sur sa route. » Il comandante Schettino appréciera.

Le mal de mer, les exercices d’évacuation, la fatuité et le snobisme de certains voyageurs, les menus destinés aux chiens des passagers[2. « Une des meilleures tables du monde, où même les chiens ne sont pas oubliés, car ils ont le choix entre plusieurs menus, allant du végétarien à la Préférence du Danois (os de côte de bœuf) ».], les après-midi bingo, l’enthousiasme de jeunes voyageuses, arbitres des élégances et des émotions… rien n’échappe à la perspicacité rieuse de Goscinny : « Au ping-pong, le fils aîné de l’ambassadeur distance déjà tout le monde, sauf le lieutenant du bord. Ils sont très applaudis par la fille qui voyage avec sa mère ; celle qui, la première, a arboré un ensemble de plage, quand le navire était encore en vue des plages, justement. » Ailleurs : « Le gros monsieur silencieux qui écrit tout le temps dans le salon et qui ne se déplace jamais sans son porte-documents a étonné tout le monde par son adresse au tir au pigeon. » Le retour à terre est forcément mélancolique : les fils d’ambassadeurs perdent de leur superbe et les jeunes femmes leur mystère.

Superbement illustré par des photos issues des archives familiales, l’ouvrage est préfacé par Anne, la fille de Goscinny. Qui a récemment confié à Ouest-France avoir été conçue dans un paquebot, lors d’une escale new-yorkaise.[/access]

René Goscinny, Tous les visiteurs à terre !, récit illustré, 2010, IMAV éditions.

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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