Les entretiens de Louis Pauwels diffusés à la RTF deviennent un livre aux éditions France Empire en 1962. Les grands auteurs s’y dévoilent férocement…
Il fut un temps où les écrivains canonnaient le petit écran par des propos indécents, fantasques, démesurés, aussi étincelants qu’apocalyptiques, sur la corde des convenances, avec une maîtrise parfaite du français et la formule assassine en guise d’auto-défense. Dans un style tantôt boulevardier ou « Grand siècle », en noir et blanc, dans l’épure spartiate d’un bureau ou d’un jardin de campagne, à la lumière faiblement éclairée, sans fioritures, sans jingle d’accompagnement geignard, dans une forme de sécheresse purificatrice, nos bibliothèques s’animaient. Elles prenaient enfin vie.
C’était donc ça la littérature, des Hommes libres, la phrase en lasso qui vous alpague et vous entortille, le mot qui vient pulvériser tous les systèmes de pensée, une liberté d’opinion qui dérange, des gueules tannées par des destins impossibles qui s’agitent, des Lettres imprimées passaient de l’état statique au mouvement perpétuel, nous étions au spectacle ; nous entrions par la grande porte dans l’intimité de Giono, Cocteau, Céline, Jouhandeau, Miller, Ionesco ou le colonel Rémy. Oubliez toutes les émissions colorisées et bavardes de ces vingt dernières années où les écrivains pris dans la nasse tentent de se débattre avec des éléments de langage convenus, bien proprets et inconséquents par nature. Ils veulent la gloriole, les palmes, les clameurs du public, ils n’hériteront que de notre indifférence. Ils manquent cruellement de fond et de forme. Leur désespoir semble factice et fadasse, il paraît même dérisoire face aux plaies ouvertes que nous offraient les monstres du siècle passé. Nous faisions corps avec leurs abysses. L’émission « En Français dans le texte » (visible sur le site de l’INA) court sur la première moitié des années 1960, elle est produite par Louis Pauwels, Jacques Mousseau et Jean Feller. Son format et sa durée peuvent varier (jusqu’à une trentaine de minutes), elle a reçu les plus grands noms, elle se veut curieuse et pédagogique quand ces deux mots-là ne sentaient pas l’entourloupe idéologique, elle reçoit donc les meilleures plumes de son temps et redonne au texte sa primeur et sa vigueur. Sa verdeur aussi. Sa noirceur, évidemment. Nous sommes au commencement de la révolution télévisuelle. Le pays est passé en moins de dix ans de 3 794 téléviseurs à 1 600 000, soit près de 8 millions de téléspectateurs. En haut lieu, on a décidé, dans l’euphorie des débuts et des imprudences, de suivre les utopies des programmateurs et de filmer des écrivains dans leur vérité, sans les filtres habituels des modérations et des précautions d’usage. Au risque de se brûler les ailes. L’ermite de Meudon en roue libre s’en donne à cœur joie, dans l’outrance, la drôlerie, le folklore sémantique, le tout calfeutré dans ses nippes d’infortune. Son image est figée à jamais dans nos mémoires par cette séquence. L’interview prévue le 19 juin 1959 sera interdite de diffusion en raison de la teneur des propos du cuirassier Destouches. Cet entretien est aujourd’hui un document de travail, un témoignage pleine lucarne du réprouvé, un classique des archives nationales où toute la dramaturgie est en place. Le panneau à l’entrée de la villa annonce « Lucette Almanzor. Leçons de danse », les chiens aboient furieusement, les pinces à linge étalées sur la table, la gouaille courbevoisienne, les « n’est-ce pas » qui ponctuent la conversation, l’antienne « Et c’est rare, un style, Monsieur, c’est rare », les nouilles et le souvenir du passage Choiseul. Toute la lyre, en somme. On étudie ça désormais dans les Universités et on se délecte de cette incandescence. Pour garder la trace de ces entretiens essentiels, les éditions France Empire ont publié en 1962 un recueil sous-titré Des révélations capitales. Dans l’avant-propos, les créateurs de l’émission expliquaient leur démarche : « Nous n’avions pas pour but de présenter, d’expliquer ou de commenter des œuvres. Nous ne partions pas du sentiment que le public doit connaître « Les Chroniques Maritales » de Jouhandeau ou l’équation de Jean Charon, où qu’il est bien bête de ne pas connaître, ou qu’il faut lui réduire cela en poussière digérable. Nous partions de l’idée que ce public aurait intérêt à voir et entendre des auteurs d’œuvres remarquables […] On oubliera qu’ils sont peintres, ou savants, mais on aura donné de la littérature, de la peinture ou de la science la plus haute idée qu’on s’en puisse faire : que ces disciplines aident l’homme à ne pas toujours fuir et redouter les sphinx ». Une telle ambition à notre époque du mâchouillage et du ricanement inspire le plus profond respect et la gratitude. Comment ne pas souscrire aux mots de Kléber Haedens, « un esprit qui n’est pas parisien, c’est-à-dire un esprit libre », installé dans sa ferme de Gascogne qui assène son mantra : « La fonction du critique littéraire est précisément de faire aimer ce qui est bon ! ». Nous apprenons que Giono employé de banque à Manosque écrivait un livre qui n’a pas paru et s’appelait Antonin avant de se rendre au bureau. Que Ionesco « aime particulièrement la cuisine chinoise », il est notamment amateur de poulet aux ananas, et il est prodigieux de clairvoyance lorsqu’il déclare superbement : « Je n’ai d’autres images du monde, en dehors de celles exprimant l’évanescence et la dureté, la vanité et la colère, le néant ou la haine, hideuse, inutile. C’est ainsi que l’existence a continué à m’apparaître ». Ou quand Cocteau est prié de jouer au jeu de la vérité et réplique : « Je suis plutôt de la race des accusés que de la race des juges. Je suis de la race debout, mais je vais m’asseoir ». L’écriture française avait, en ce temps-là, de biens beaux restes.
En Français dans le texte – Entretiens – Éditions France Empire – 1962
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