Selon l’ONG Kizuna Child-Parent Reunion, 150 000 enfants sont enlevés chaque année par un parent au Japon, dans le cadre d’une séparation. Comment l’expliquer ?
Ce phénomène des enfants enlevés au Japon, qui concerne de nombreux pères français, a inspiré « Une part manquante », le nouveau film de Guillaume Senez mettant en scène Romain Duris, sorti le 13 novembre dernier.
« Ce qui pousse les enlèvements des enfants au Japon, c’est une règle qui dit que le premier qui part avec l’enfant obtient la garde et peut bloquer l’accès à l’autre jusqu’à la majorité » expliquait très bien Vincent Fichot, au micro de France Bleu, le 27 novembre. Son fils de trois ans et sa fille de 11 mois ont été enlevés par sa compagne japonaise en 2018. « C’est seulement le premier enlèvement qui compte. En revanche, si vous essayez de retrouver vos enfants et de les enlever à votre tour, là par contre vous serez arrêté pour tentative d’enlèvement. » Selon une enquête de 2021 demandée par le gouvernement japonais, un enfant de parents divorcés sur trois finit par perdre tout contact avec le parent non gardien.
Ces situations dramatiques découlent principalement de l’application de la législation nippone en matière de droit de la famille , qui ne reconnaissait, avant mai 2024, ni le partage de l’autorité parentale, ni la garde alternée. De plus, les juges appliquent le principe non écrit de « continuité », qui les conduit à attribuer systématiquement l’autorité parentale et la garde exclusive de l’enfant au parent ravisseur. Quant au droit de visite, il est toujours laissé à l’appréciation du juge aux affaires familiales, et son exercice dépend du bon vouloir du parent auquel a été attribuée l’autorité parentale.
Le 17 mai 2024, le Parlement japonais a adopté un Code civil modifié dont le principal pilier est l’introduction de l’autorité parentale conjointe sur les enfants en cas de divorce. Bien que les médias japonais aient rapporté que « en principe, l’autorité parentale est partagée », en réalité, contrairement à d’autres pays, la modification visait à permettre l’option de l’autorité parentale conjointe ou, selon les cas, le maintien de la garde exclusive. Pourquoi le Japon est-il si réticent à ouvrir la voie à l’autorité parentale partagée ? Cela s’explique moins par des raisons idéologiques que par la combinaison de trois groupes d’acteurs : les avocats, les tribunaux et certains partis politiques.
Concurrence exacerbée entre avocats
Il convient tout d’abord de relever que le nombre d’avocats japonais a augmenté rapidement ces dernières années. En 2001, le gouvernement japonais a adopté une loi sur la réforme du système judiciaire, qui visait, entre autres, à rendre le système juridique plus accessible à ceux qui en ont besoin. Garantir l’accessibilité nécessite naturellement une augmentation du nombre d’avocats, des juges et d’autres personnels juridiques. Dans ce contexte, selon les données de la Fédération japonaise des barreaux, Nichibenren, le nombre d’avocats est passé de 18 243 en 2001 à 45 826 en 2024. Par ailleurs, selon le Court Databook 2023 publié par la cour japonaise, le nombre de nouvelles affaires reçues par l’ensemble des tribunaux a diminué, passant de 5 632 117 en 2001 à 3 577 916 en 2024. Cela se traduit par un renversement complet de l’équilibre entre l’offre et la demande dans le domaine judiciaire. Il est raisonnable de penser que cette situation d’offre supérieure à la demande a porté un coup dur aux avocats. Résultat logique : une extrême concurrence entre avocats, pour obtenir une part réduite du gâteau… En vue de survivre dans la concurrence féroce qui règne au sein du barreau, certains avocats se sont donc tournés peu à peu vers le « business » de l’enlèvement d’enfants.
Avocats peu scrupuleux
Au Japon, où l’autorité parentale exclusive est encore maintenue, dans la majorité des cas de divorce d’un couple avec enfants, c’est la mère qui obtient l’autorité parentale des enfants. Cependant, dans certains cas, les maris obtiennent l’autorité parentale, mais il existe certaines femmes qui enlèvent alors leurs enfants sans le dire à leur mari, dans le but de s’assurer que celui-ci n’obtiendra jamais l’autorité parentale.
De tels enlèvements peuvent bien sûr également tomber sous le coup de l’infraction d’enlèvement d’un mineur telle que définie par le Code pénal du Japon. Mais, le principe de continuité s’applique également lorsque l’enfant d’un couple séparé vit avec l’un de ses parents pendant un certain temps et mène une vie stable, le maintien de ce statu quo étant dans l’intérêt de l’enfant. Ainsi, il est plus probable que le parent qui a emmené l’enfant obtienne l’autorité parentale de ce dernier. Cependant, l’accomplissement seul de ces actes dangereux comporte forcément des risques, qui peuvent être contraires au Code pénal. C’est là qu’interviennent des avocats peu scrupuleux dans le but de profiter du parent qui a enlevé ses enfants en vue de gagner l’autorité parentale et de se faire rémunérer pour leurs services.
Par exemple, une avocate japonaise écrit sur son X (Twitter) : « Vous pouvez vous séparer avec vos enfants. Votre mari peut dire qu’il s’agit d’un enlèvement, mais je vous défendrai en tant qu’avocate. Il y a des avocats similaires dans différentes parties du Japon. N’hésitez pas à nous contacter ». De telles déclarations d’avocats peuvent être trouvées non seulement sur X et sur des sites web, mais aussi lors d’événements de consultation sur le divorce organisés ici et là dans le pays. Certains de ces avocats conseillent carrément aux femmes d’inventer des histoires sur des violences domestiques qu’elles subiraient de la part de leur mari.
Sous-effectif dans les tribunaux, doublement des affaires familiales en 20 ans
Cette épineuse question de l’enlèvement d’enfants relève aussi naturellement des problèmes des tribunaux de la famille au Japon, lesquels traitent ces questions familiales telles que l’autorité parentale des enfants. Il a été expliqué précédemment que le nombre de nouvelles affaires reçues par l’ensemble des juridictions est en baisse, ce qui est principalement dû à une diminution du nombre d’affaires civiles et administratives, pénales ou concernant les mineurs. Par exemple, selon le Court Databook 2023, le nombre d’affaires civiles et administratives traitées par l’ensemble des juridictions est passé de 3 098 011 en 2001 à 1 477 567 en 2023. En revanche, la même base de données indique que le nombre d’affaires familiales traitées par l’ensemble des tribunaux a doublé, passant de 596 478 en 2001 à 1 182 687 en 2023.
Cependant, l’augmentation du nombre de juges n’a pas suivi le rythme de celle des affaires domestiques. Selon les données de Nichibenren, en 2001, il y avait 2243 juges, mais malgré la mise en œuvre de la réforme judiciaire, ce nombre n’est passé qu’à 2770 en 2023. Dans ces conditions, il est tout à fait logique que la charge qui pèse sur les juges aux affaires familiales soit un peu lourde. Les juges aux affaires familiales ne sont en outre pas les seuls à être de plus en plus sollicités. Il y a également une pénurie d’enquêteurs familiaux, lequels travaillent avec les juges sur les affaires domestiques. Leurs tâches principales consistent à évaluer l’environnement familial lors d’une procédure de divorce, ainsi qu’à vérifier les souhaits de l’enfant et à faire un rapport au juge. Les enquêteurs familiaux sont des fonctionnaires du tribunal, dont le nombre est déterminé par la loi. Ils sont en même temps des fonctionnaires nationaux, et il n’a donc pas été facile pour les parlementaires d’apprécier le nombre nécessaire de ces agents localement sur la période que nous évoquons.
En raison de cette situation, le ministère japonais de la Justice, bien conscient de la situation désastreuse des tribunaux de la famille, a été très réticent à établir ce principe de l’autorité parentale conjointe, ignorant les sentiments des parents et des enfants. Mais ce sous-effectif des juges aux affaires familiales et des enquêteurs, conjugué à l’augmentation du nombre d’affaires familiales, n’est pas le seul obstacle à l’instauration de l’autorité parentale partagée par défaut. En arrière-plan de cette question, on constate également une collaboration étroite entre les tribunaux, les cabinets d’avocats et les organisations apparentées. Par exemple, il a été constaté que des juges ayant pris des décisions en faveur du maintien de l’autorité parentale exclusive sont devenus, après avoir quitté leurs fonctions… avocats dans des cabinets d’avocats qui tentent également de l’obtenir !
De surcroît, non seulement des juges, mais aussi des enquêteurs familiaux, travaillent, après leur retraite, dans des organisations s’occupant des visites entre les parents et les enfants qui ne peuvent pas se voir. Les parents dont les enfants ont été emmenés sont souvent obligés de passer par ce type d’organisation afin de voir leurs enfants grandir. Lorsque les parents rencontrent leurs enfants avec le personnel de ces organisations en tant que chaperons, le coût est d’environ 20 000 yens (environ 125 €) ; mais de telles visites ne sont autorisées que pour une durée maximale de trois heures, une fois par mois. Si le Japon mettait en place un système d’autorité parentale conjointe, comme la France, tous ces intermédiaires perdraient toute leur valeur. Cela signifierait aussi que les juges et les enquêteurs familiaux auraient moins de possibilités de trouver un nouvel emploi après leur départ à la retraite.
Les politiques peinent à prendre position
Outre les problèmes des avocats et des tribunaux mentionnés ci-dessus, il ne faut pas oublier que certains partis politiques s’opposent à la création de l’autorité parentale conjointe. Parmi les partis qui s’y opposent, il convient de mentionner le Parti démocrate constitutionnel du Japon (libéral, opposition), dont le nombre de sièges a considérablement augmenté lors des élections législatives qui se sont tenues le 27 octobre. Yukio Edano, l’actuel conseiller principal du parti et député à la Chambre des représentants (l’équivalent de l’Assemblée nationale française) avait exprimé son soutien à l’autorité parentale conjointe en 2008 de la manière suivante : « Dans de nombreux pays développés, l’autorité parentale partagée après un divorce est considérée comme étant dans l’intérêt supérieur de l’enfant, et la séparation d’un enfant de ses parents est considérée comme une maltraitance, à moins qu’il n’y ait des raisons particulières ». Pour finalement se rétracter, suite à l’opposition de certains activistes.
L’approche du Parti démocrate constitutionnel en la matière, même si elle ne modifie pas son insistance sur « l’intérêt supérieur de l’enfant », met en avant le danger de mélanger les cas de violence domestique, d’abus et de conflits graves entre parents. En outre, ce parti libéral continue de préconiser qu’elle ne soit pas accordée en l’absence d’accord entre les deux parents, et insiste sur le fait qu’elle n’est pas un principe. Ce premier parti d’opposition compte également quelques avocats et anciens conseillers municipaux qui s’opposent à l’autorité parentale conjointe. Bien évidemment, le parti n’est pas le seul à s’opposer à sa mise en place, certains membres du parti libéral-démocrate (actuellement au pouvoir) et du parti communiste s’y opposant également.
Priorité à l’intérêt de l’enfant!
Les victimes d’enlèvements d’enfants ne sont pas seulement des Français, mais aussi nombre d’étrangers et évidemment de Japonais. En réponse à cette modification du Code civil, certaines personnes qui espéraient la mise en place de l’autorité parentale partagée, comme dans des pays tels que la France, ont exprimé leur déception. Par exemple, un résident français a fait le commentaire suivant : « Alors qu’on parle de rendre la garde alternée automatique en France, le débat japonais est étonnant ». Un autre résident français au Japon a estimé de son côté que « c’était déjà mieux que rien ».
Il importe enfin d’éviter à tout prix que l’enjeu de l’enlèvement d’enfants ne vienne compromettre les relations d’amitié et de coopération franco-japonaises, qui sont d’une grande importance. Il convient également de souligner pour terminer que tous les hommes politiques, partis, avocats et citoyens japonais ne sont pas opposés à la garde partagée. Par exemple, de nombreux partis et élus politiques, comme le Parti conservateur du Japon, qui est devenu un parti politique national lors de la dernière élection législative, préconisent l’introduction d’un système d’autorité parentale partagée.
Il est clair que l’autorité parentale conjointe par défaut conduirait au bien-être de nombreux parents et enfants, sans distinction de nationalité, au détriment de quelques lobbies qui perdraient certains de leurs intérêts. Il ne faut jamais oublier non plus que les sentiments des enfants pour leurs parents et des parents pour leurs enfants sont sans frontières. Le gouvernement japonais devrait prendre au sérieux les voix des enfants et des victimes d’enlèvements et agir rapidement.
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